Les chantiers inachevés de la chancelière Merkel

Et si, après tout, la défaite du parti de la chancelière Angela Merkel aux élections du 26 septembre était aussi son échec à elle – et non pas seulement celui du candidat malheureux Armin Laschet ? Depuis le 26 octobre, son gouvernement gère les affaires courantes. L’élection par le Bundestag de son successeur, Olaf Scholz, est prévue pour le 6 décembre – si la nouvelle majorité arrive à se mettre d’accord, d’ici la fin du mois de novembre, sur un contrat de coalition. Ce n’est pas encore fait et ce sera difficile. Mais les trois partis en cause n’arrêtent pas de démontrer leur intention ferme d’y arriver.

Ceci étant, c’est la période des éloges pour Angela Merkel, chancelière pendant 16 ans !! Ses collègues du Conseil européen l’ont honorée en l’applaudissant debout, spectacle rarissime. Le Conseil européen sans elle, ce serait comme Rome sans le Vatican, comme Paris sans la tour Eiffel, a dit son président, le belge Charles Michel. La chancelière aurait été une „machine à compromis“ a ajouté le premier ministre luxembourgeois, Xavier Bettel. Et Emmanuel Macron l’a félicitée, sur Twitter, pour ses „combats menés pour notre Europe“ et en particulier pour „ton engagement et ta détermination“ dans l’adoption du plan de relance européen le 21 juillet 2020. Angela Merkel, héroïne européenne ? Ces éloges vont bientôt céder la place à des questions épineuses.

Un bilan ambigu

Son bilan, en tout cas, est ambigu. Certes, beaucoup regretteront une cheffe de gouvernement sérieuse, aux allures modestes, sans bling-bling ; une femme politique sans affaires dans sa vie privée, qui est restée toujours à l’abri du public ; une personne loin de tout soupçon de corruption ; une femme originaire de l’ancienne RDA, c’est-à-dire de l’ancien bloc communiste, qui a appris à apprécier la valeur des libertés démocratiques, parce qu’elle vient d’un monde où elles n’existaient pas, qui sait ce qu’est un changement radical de régime, au niveau de l’État comme à celui de la société. Tout ce qui a créé son auréole va être regretté – la femme honnête en laquelle on peut avoir confiance. „Vous me connaissez“ - ce slogan avait suffit aux élections de 2013 pour sa victoire la plus brillante, quand elle avait obtenu 41,5% !! des voix.

C’est du passé. Oui, Angela Merkel, c’était pour l’Allemagne un atout hors mesure dans un monde politique dans lequel les campagnes de marketing des orgueilleux, le plus souvent mâles, semblent prendre le dessus. Mais aujourd’hui, dans un sondage récent en Allemagne, 50% ne regrettent pas le départ de la chancelière. En 2021, elle laisse derrière elle un grand nombre de chantiers à la création desquels elle a contribué activement.

La CDU en échec

Il y a d’abord l’état lamentable de son parti politique, l’Union chrétienne-démocrate (CDU), qui a été réduit au plus mauvais résultat de son histoire : 24,1%. Une perte de 17 points depuis 2013. Angela Merkel en a été la présidente pendant 18 ans, quittant ce poste en octobre 2018 après des échecs électoraux au niveau régional, sans pour autant quitter la chancellerie. Depuis, elle a eu deux successeurs à la tête du parti dont aucun n’a eu vraiment la chance de s’établir comme celle ou celui qui pouvait redéfinir l‘orientation du parti dans l’après-Merkel. Cela aurait été un sacrilège. La chancelière n’était pas candidate et elle ne participait pas à la campagne électorale ; mais elle était toujours là.

„Vous me connaissez“ ne suffisait plus. Pire. Beaucoup ne connaissaient pas vraiment le candidat, beaucoup ne reconnaissaient plus la CDU. Angela Merkel, avait-elle „social-démocratisé“ son parti, comme le lui reprochent les uns ? Prenant à son compte des projets chers au SPD, privant ainsi son partenaire du crédit pour leur réalisation et du succès électoral qu’il en attendait, mais vidant en même temps la CDU de ses caractéristiques propres. Avait-elle ainsi laissé l’espace politique ouvert à l’extrême droite, à l‘“Alternative pour l’Allemagne“ (AfD), qui avait commencé comme un mouvement de mécontents conservateurs anti-européens qui ne se retrouvaient plus dans la droite classique, la CDU ?

N’avait-elle pas aussi abandonné des positions politiques qui étaient au cœur de la CDU, comme le lui reprochent les autres ? La solidité budgétaire au sein de la zone Euro depuis la crise monétaire ? La conscription ? L’énergie nucléaire ? Et la gestion de la crise migratoire ? A chaque fois, elle qui n’est pas connue pour une prise de décision rapide a décidé de changer de position et son parti s‘est trouvé confronté avec une décision de la chancelière qu’il n’avait pas attendue de sa part, souvent à courte échéance, souvent mal expliquée. Obligé de reprendre une position qu’il avait combattue auparavant. Et les militants de la CDU ont eu du mal à défendre ces volte-faces devant les adhérents du parti et l’électorat conservateur. Angela Merkel a contribué à l’état de crise dans lequel se trouve la CDU aujourd’hui.

Le dossier européen

Puis, il y a le dossier européen. Oui, sans l’engagement et la détermination d‘Angela Merkel, surtout par rapport à ses propres amis de la CDU bien sceptiques de tout ce qui vient de Paris, le plan de relance européen lancé par Macron n’aurait pas vu le jour. Mais sans le travail constructif d’Olaf Scholz, le ministre des finances, et de Bruno Le Maire non plus. Et la chancelière n’a jamais répondu aux avances multiples d’Emmanuel Macron en faveur d’une „refondation de l’Europe“. Au contraire, ces initiatives venant de Paris ont été bien reçues, puis classées dans des tiroirs profonds à Berlin.

Oui, Angela Merkel s’est vue toujours dans l’obligation de pratiquer la concertation, d’assurer la médiation entre l’Ouest et l’Est de l’Europe, dans l’obligation de refuser les exigences du Sud tout en refusant de faire partie des „frugaux“ du Nord. Elle s’est vue dans l’obligation d’empêcher l’UE d’éclater. Ce n’est pas rien, étant donné l’état actuel de l’Union. Elle était, peut-être, une „machine à compromis“, mais elle n’a jamais été une „machine à idées“. A ce jour, les Européens pouvaient faire confiance au gouvernement allemand pour faciliter des compromis, mais il ne savent toujours pas où l’Allemagne veut aller. Ce „combat pour notre Europe“ d’Angela Merkel, dont parle le président Macron, cela a été un combat pour la sauver, non pas pour la faire avancer. Le chantier „Europe“ reste grand ouvert, sans idées pour l’avenir venant de Berlin, sans réponses aux idées venant de Paris, ne serait-ce que pour leur opposer une critique constructive.

Finalement, il y a la manière d’Angela Merkel de faire de la politique. Elle a toujours navigué à vue. Avec une équipe de ministres plutôt médiocres, évitant tout remaniement, le limitant au strict minimum s’il était quand même nécessaire. „La politique, c’est ce qui est possible“, disait-elle au milieu de la crise sanitaire. Elle n’avait pas de projets, elle voulait bien gouverner, bien gérer les affaires, bien réagir aux défis qui apparaissaient. Elle était la garante d’une bonne gouvernance. C’était bien, c’était rassurant ; les Allemands aiment être rassurés.

Un souhait de changement

Et pourtant dans la gestion de la crise sanitaire elle s’est enlisée. Applaudie haut et fort au début, elle n’a pas trouvé de moyen de diriger l’ensemble des opérations pour combattre la pandémie. Certes, contrairement au président Macron, elle ne dispose pas des compétences légales pour imposer quoi que ce soit aux Etats fédérés. Mais avec son autorité morale et politique, elle aurait pu donner une orientation politique convaincante à laquelle les chefs de gouvernements régionaux n’auraient pas pu s’opposer. Cela aurait évité la cacophonie qui est apparue et qui a fait de son ministre de la santé le ministre le moins populaire de son gouvernement. Mais elle s’est pliée, „la politique c’est ce qui est possible.“

Bref, le style de gouvernement d’Angela Merkel finalement n’a pas aidé le candidat de son parti. Au contraire il a contribué à l’émergence de plus en plus importante dans l’opinion publique d’un souhait de changement. C’est ce qu’il s’est passé.

Pendant ses 16 ans au pouvoir, Angela Merkel a été confrontée à plusieurs crises graves. Et elle les a relativement bien gérées, mais sans avoir su les résoudre : La zone Euro est plus solide qu’en 2009, mais sa constitution est encore loin d’être à la hauteur ; la Bundeswehr est devenue une armée professionnelle, mais une stratégie fait toujours défaut, l’équipement approprié aussi ; les dernières centrales nucléaires vont fermer l’année prochaine, mais l’approvisionnement en énergie „propre“ est loin d’être acquis ; la crise migratoire est beaucoup moins virulente aujourd‘hui, mais une solution européenne n’est pas en vue.

Angela Merkel n’a pas été ce qu’on peut appeler une „grande chancelière“. Ce qui reste quand elle sera partie ce sont surtout des chantiers inachevés – et ceci en face des défis énormes que présentent la crise climatique de la planète, la digitalisation de toute la communication de l’humanité et la compétition des grandes puissances disposant de forces armées formidables dont ils ne se gênent pas de faire usage.

Detlef Puhl