La conséquence la plus visible de la crise, et pas la moins déterminante, est un déplacement du centre de gravité des décisions concernant l’économie mondiale, vers l’Asie. Mais la position de créancier de la Chine ne doit pas masquer les mouvements structurels observables dans toutes les régions du monde. La diminution de l’influence et du pouvoir de certains pays offre mécaniquement aux autres des opportunités qu’ils pourront ou non mettre à profit, selon leurs capacités et selon les conditions locales. Ce qui est en question, ce ne sont pas seulement des positions de puissance relative, c’est avant tout la participation à la régulation du monde.
Le premier constat est la résistance des Etats-Unis aux chocs provoqués par la crise. Cette résistance leur a permis de maintenir à la fois leur volonté d’intervention et leur capacité à le faire, puisque l’Amérique garde la confiance des investisseurs, que « l’effet Obama a effacé l’effet Wall Street » et que l’attractivité du modèle américain ne parait pas menacée par la crise. C’est surtout la capacité de la société américaine à se réinventer en permanence, et à intégrer l’innovation dans le système productif qui parait le garant de la place que les Etats-Unis vont conserver dans le système mondial. Et ce, même par rapport à la Chine : « L’Amérique va rester un pays jeune alors que la Chine va vieillir avant d’être riche », assure Bruno Tertrais.
L’Inde aussi peut tirer parti de la crise. Alors quelle était largement absente du jeu diplomatique international, en dehors des sujets qui la concernent directement, elle mène une diplomatie tout azimuts pour aller vers de structures de réflexion économiques et stratégiques avec tous les acteurs asiatiques, et avec les Etats-Unis, qui sont aussi un acteur asiatique, vu du côté du Pacifique.
Même le Japon, pourtant un des pays les plus touchés par la crise, conserve de nombreux atouts. Et d’abord l’innovation (3,7 % du PIB sont investis en recherche et innovation), encouragée par le gouvernement à travers un système de coopération avec les universités. D’autre part, c’est le pays qui a su tirer le mieux parti de l’émergence de la Chine : sa volonté de maintenir sa capacité manufacturière se manifeste par l’établissement de complémentarités, par la dispersion de la production japonaise dans toute l’Asie.
Au Japon, la crise a eu un effet politique remarquable. Si l’économie japonaise a été aussi sensible au choc venu de l’extérieur, c’est parce que sa croissance reposait trop largement sur ses exportations, avec pour corollaire une faiblesse de la consommation interne, fondée sur la modération salariale et le consensus social. Ce n’est donc pas le modèle économique japonais qui serait responsable de la fragilité, mais bien les politiques menées par tous les gouvernements libéraux successifs. Le Japon est le premier pays dans lequel la crise a conduit à l’alternance politique, avec l’arrivée au pouvoir des sociaux-démocrates.
La Russie est un autre monde politique. Les chiffres économiques ne sont pas bons du tout, et le pouvoir le reconnaît (le président Dmitri Medvedev vient de publier sur la situation du pays un article qui est loin d’être triomphaliste). Toutefois la popularité de Vladimir Poutine ne semble pas mise en cause. Le matelas financier constitué au temps où les prix de l’énergie étaient très élevés a aidé à faire passer la crise. Les Russes ont connu pire depuis la chute du communisme. En outre il n’y a pas d’alternative sérieuse au tandem Poutine-Medvedev, fruit d’un compromis entre les élites, et les Russes savent qu’ils ne sont pas les seuls et pas les plus touchés. Le contrat social passé avec la société qui soutient ses dirigeants en échange de la stabilité, de la sécurité et de quelques avantages matériels n’a pas été entamé. A l’extérieur, la politique de puissance est aussi un élément constitutif du contrat.
Et l’Europe ? Le scepticisme gagne sur la capacité de l’Union européenne et de ses membres à imprimer leur marque à la régulation mondiale après la crise. L’UE n’a pas les moyens institutionnels de l’action. La crise a touché tout le monde, mais elle n’a pas resserré les solidarités qui ont fait l’Europe. Le traité de Lisbonne, s’il est ratifié par tout le monde, ne répond pas vraiment à ces questions. Dans la Commission de Bruxelles, le déséquilibre créé au profit des nouveaux membres conduit à une délégitimation de l’institution, partielle mais sérieuse, dont José Manuel Barroso est le produit.
Et pendant la crise les crises continuent : conflit israélo-palestinien, Irak, programme nucléaire iranien, Afghanistan, etc. Sur ces foyers traditionnels de crise, la Crise, avec un grand C, n’a que des effets marginaux ou indirects.
L’Afrique, elle, est largement déconnectée de la crise actuelle, parce qu’elle n’est pas globalisée, sauf à ses marges. Le monde actuel l’affecte mais la débâcle financière ne l’a pas touchée (la titrisation et tout ça !) Elle subit des effets indirects : l’effondrement de l’investissement privé étranger (sauf en Afrique du Sud) et la chute des transferts. Beaucoup vivaient des transferts, non seulement des éboueurs maliens, mais des médecins éthiopiens aux Etats-Unis, des Congolais en Afrique du Sud… L’Erythrée vit de l’argent de la diaspora. La croissance de certains pays, telle que l’apprécie la Banque Mondiale, est une illusion fondée sur des exportations minières ou d’hydrocarbures, purement virtuelle et dont les résultats monétaires n’arrivent jamais aux populations.
L’Amérique latine est un continent souvent oublié, démocratique et dénucléarisé. Il y a au moins deux Amériques latines :
- au Nord, dans le glacis stratégique de l’Amérique du Nord, le Mexique, l’Amérique centrale et les Caraïbes, tournés vers les Etats-Unis ;
- au sud de Panama, des Etats qui ont dans l’ensemble des relations commerciales plus diversifiées (sauf le Venezuela !). Le Brésil représente 50% du PIB de l’Amérique du sud et tend à construire un ensemble économique dont il serait le centre.
Ces deux ensembles n’étaient pas dans la même situation pendant la crise des subprimes. Le Mexique a été très atteint (- 7% du PIB, un record en Amérique latine). Au Brésil, 15% des exportations seulement vont vers les Etats-Unis (contre 80% pour le Mexique).
L’Amérique latine a assez bien résisté à la crise parce qu’elle a connu la prospérité entre 2003 et 2008, et que la prospérité a été bien gérée. Et pour la plupart des pays la demande chinoise est restée forte. (La Chine est devenue le premier client du Brésil avec la crise alors qu’elle était loin derrière les Etats-Unis).
Le premier effet de la crise, a dit François Heisbourg en conclusion de la conférence, a été l’élection de Barak Obama. Mais nous ne sommes qu’au début de la crise et toutes ses conséquences sociales et fiscales ne se sont pas encore fait sentir. Dans l’ensemble, ses effets géopolitiques sont d’abord « mécaniques » et détermineront la « puissance relative » (selon l’expression de Pierre Hassner) des acteurs sur la scène mondiale, entre les différents pôles qui vont émerger de la crise.