Les crises alimentaires ne sont pas terminées

On ne parle plus guère de la crise alimentaire. Les émeutes ont cessé, les prix semblent revenus à des niveaux plus normaux après la flambée de l’année dernière. Et pourtant, les marchés agricoles reposent encore sur des fondamentaux perturbants, sinon dangereux.

La crise alimentaire qu’a connu le monde l’année dernière a finalement une cause principale assez simple : l’instabilité des prix agricoles qui empêche la production de s’adapter en temps utile à la demande. Pendant longtemps on a cru que la baisse des prix était inexorable et constante (dans les années 1950 la tonne de blé valait 600 €, elle ne valait plus que 100 € en 2000), notamment grâce à la libération des échanges. Ce faisant, des millions d’agriculteurs ont quitté leurs terres, le petit travail agricole et l’agriculture vivrière n’étant plus rentable avec des cours aussi bas, pour venir grossir la pauvreté urbaine. Lorsque les cours ont commencé à flamber en 2007, pour un ensemble de raisons, ce sont ces pauvres urbains qui en ont été les premières victimes, se trouvant à la fois dans l’incapacité d’acheter des denrées devenues chères, et dans l’impossibilité de retourner cultiver leurs terres après des années d’abandon. Le nombre de personnes mal nourries a ainsi augmenté de 40 millions pour la seule année 2008. 

Une instabilité des prix toujours dangereuse

Le premier défi est donc celui de la stabilité des prix agricoles. Le monde sait vivre avec des cours variants d’année en année, selon la qualité de la récolte. Il ne sait pas vivre avec les variations démesurées que l’on connaît aujourd’hui (on a constaté par exemple des variations de plus de 100 dollars sur la tonne de blé au cours d’une même séance du Chicago Board of Trade), et qui n’ont plus guère de liens avec la demande mais beaucoup avec des paris spéculatifs. Les denrées agricoles sont en effet entrées de plain pied dans le monde de la spéculation financière, connectant le marché des matières premières aux autres marchés financiers. A Chicago, il y a moins d’opérations qui débouchent sur des livraisons effectives que de mouvements visant simplement à acheter et vendre des positions sur des actifs agricoles sans intérêt aucun pour la marchandise elle-même. A Paris, juste avant la crise alimentaire, le nombre des contrats à terme sur le blé avait quintuplé en deux ans. Il n’y a en fait plus aujourd’hui un hedge fund qui n’ait pas d’actifs agricoles à son portefeuille. Il s’en suit que les positions spéculatives sur les marchés agricoles ont explosé, et que les variations de prix dépendent de moins en moins de considérations agricoles. 

Difficile dans ce cadre de développer des politiques de sécurité alimentaire et de stabiliser les prix. Si elle n’est pas régulée, cette volatilité continuera à poser problème. Le directeur général de la FAO Jacques Diouf a ainsi estimé la semaine dernière que « la crise alimentaire risque de s’aggraver », au motif que l’instabilité des cours et la chute des prix depuis quelques mois ont bloqué une grande part des investissements agricoles, faisant peser de lourdes menaces sur le niveau des récoltes 2009-2010. Les gouvernements avaient commencé à en prendre conscience, avant que la crise financière ne détourne les velléités régulationnistes vers d’autres chantiers. Il faudra y revenir un jour, et le plus vite sera le mieux, avant que n’éclate une nouvelle crise alimentaire.

Un problème nouveau : les concessions agricoles

 

Le second défi, pas entièrement nouveau dans son principe, mais qui commence à interroger sérieusement quant à son extension soudaine et ses modalités, est la pratique de la concession agricole. Tout n’est pas condamnable dans cette pratique, si la location de terre permet de cultiver des surfaces sous-exploitées et si la rente payée en contrepartie profite à la paysannerie locale et ne ruine pas le développement rural. Mais tel ne semble pas être le cas des contrats récemment révélés. Le Financial Times a ainsi annoncé il y a quelques mois que Daewoo s’apprêtait à conclure avec l’Etat malgache un accord de leasing concernant 1,3 millions d’hectares. Aux termes de l’accord, durant 99 ans et en échange d’un loyer, Daewoo importera à Madagascar des semences américaines de maïs et indonésiennes de palmier à huile, cultivera les terres louées et expédiera l’intégralité des récoltes vers la Corée du Sud. La révélation de cet accord n’est pas pour rien dans l’instabilité politique actuelle du pays. Depuis, plusieurs autres contrats de ce type ont également été négociés, au Soudan, en Ethiopie, en Ouganda.

Ces pratiques posent problème alors que ces terres ne sont pas toujours vierges de populations ni d’exploitations vivrières, et ne sont, pour cette raison, pas toujours à louer ou à vendre. Or il est rare que les négociations se soucient du sort des populations qui occupent ces terres et qui se voient privées d’un coup à la fois de leur nourriture et de leur travail. Ces pratiques interrogent également lorsque qu’elles interviennent dans des Etats en crise, la demande de foncier profitant alors largement de cette crise de souveraineté (au Soudan, les négociations passent par les seigneurs de guerre).

 

Elles nécessitent enfin d’être encadrées lorsqu’elles ressortissent, elles aussi et de plus en plus, de mécanismes spéculatifs. La disponibilité foncière n’est pas illimitée. Si de gros acteurs financiers arrivent sur le marché, surtout dans des pays qui ont déjà du mal à nourrir leurs population, il y aura des gagnants – les fonds souverains pour qui la terre arable est un actif financier comme un autre – et des perdants – les petits producteurs et l’agriculture vivrière. Si elles sont régulées et qu’elles échappent à la spéculation, ces pratiques peuvent être acceptables. Mais si elles consistent pour les fonds de pensions à se jeter sur les terres les plus fertiles, si elles se traduisent par la cession d’un bien précieux et limité qu’est la terre en contrepartie d’avantages financiers à court terme non redistribués ou mal utilisés pour nourrir les populations, le président de la FAO Jacques Diouf aura alors raison de crier à un « pacte néocolonial » agraire. Le risque d’une nouvelle crise alimentaire existe toujours. Espérons que de nouvelles « émeutes de la faim » ne seront pas nécessaires pour faire accélérer les négociations en cours.