Les diplomates allemands et la "solution finale"

L’Allemagne n’en finit pas de solder son histoire. Périodiquement, des jeunes ou moins jeunes sont tentés de tirer un trait sur le passé. Avec la même régularité, des événements viennent réveiller les souvenirs douloureux et donner raison à ceux qui veulent continuer à affronter un passé qui ne passe pas et qui ne peut pas passer. Cette fois, l’élément déclencheur a été, en 2003, la lettre au chancelier Schröder d’une vieille dame, Marga Henseler, indignée d’avoir lu dans le bulletin intérieur du ministère des affaires étrangères une notice nécrologique en l’honneur d’un ancien consul général allemand, Franz Nüsslein. L’article passait sous silence le fait que Nüsslein avait été pendant la guerre avocat général dans la Prague occupée et, à ce titre, responsable de centaines d’exécutions de juifs.

Révolte pour les nécrologies

La lettre est arrivée sur le bureau de Joschka Fischer, alors ministre des affaires étrangères de la coalition rouge-verte. Le chef de la diplomatie allemande s’est alors aperçu qu’il était de coutume d’honorer la mémoire des anciens membres du ministère quel qu’ait été leur passé et leurs actions sous le régime nazi. Joschka Fischer a alors interdit ces articles nécrologiques pour les anciens membres du NSDAP, le parti national-socialiste. La mesure s’est appliquée pour la première fois à la mort de Franz Krapf, ancien ambassadeur allemand à l’OTAN, qui était entré dans la SS en 1933 et dans le NSDAP en 1938. La décision a été provoquée la protestation des « momies », ainsi que le langage intérieur du ministère appelle les diplomates à la retraite. Joschka Fischer a décidé la création d’une commission d’historiens chargée de faire toute la lumière sur le rôle du ministère des affaires étrangères entre 1933 et 1945. La présidence en a été confiée à un historien allemand Eckart Conze, entouré d’un collègue allemand Norbert Frei, de l’Américain Peter Hayes et de l’Israélien Moshe Zimmermann.

La commission vient de remettre son rapport, sous la forme d’un livre de 880 pages, « Le ministère et le passé », qui montre que les affaires étrangères ont participé activement à l’extermination des juifs, non seulement en Allemagne mais dans les pays amis du Reich et dans les pays occupés. Loin d’avoir été un « havre de résistance », comme une légende répandue après la création de la République fédérale voulait le faire accroire, le ministère des affaires étrangères avait été, selon l’expression d’Eckart Conze, « une organisation criminelle », et bien avant qu’il soit dirigé par Ribbentrop.

Les diplomates allemands se considéraient comme l’élite de la nation ; la plupart venait de bonnes familles qui représentaient la culture et la tradition allemande. A priori, ils n’avaient aucune sympathie pour Hitler et ses acolytes. C’est d’ailleurs cet argument qu’ils mirent en avant après la guerre pour se dérober à leurs responsabilités. Mais s’ils méprisaient d’instinct les nazis, ils détestaient encore plus la République de Weimar et sa « dégénérescence parlementaire » ; ils accusaient les juifs, surtout ceux venus d’Europe de l’Est, de vouloir submerger l’Allemagne et dénaturer sa civilisation. Ils partageaient la haine des nazis envers le bolchévisme et s’ils regrettaient une chose, c’est que la guerre avec les puissances occidentales fasse courir des risques inconsidérés au Reich allemand.

Rafles en France

Alors, ils ont coopéré avec les nazis à la « solution finale ». Les exemples cités par le rapport Conze sont éloquents. Pour n’en citer qu’un : en 1941, le responsable aux affaires juives du ministère, Franz Rademacher, se rend à Belgrade. Sur sa note de frais, il note le but de son voyage : « liquidation de juifs ». En France, en Italie, en Belgique, les diplomates allemands ont aidé aux rafles destinées à envoyer des jeunes pour le travail forcé dans le Reich. Le chargé d’affaires en Suisse, Ernst von Weizsäcker, a approuvé en 1936 la mesure prise contre l’écrivain Thomas Mann, qui fut privé de sa nationalité, alors qu’il s’était réfugié en Suisse. Jusqu’alors, les affaires étrangères avaient mis en garde contre la mauvaise image qu’une telle décision donnerait de l’Allemagne à l’étranger. Ernst von Weizsäcker était le père de Richard, l’ancien président de la République fédérale qui a prononcé un remarquable discours le 8 mai 1985 à l’occasion du quarantième anniversaire de la capitulation allemande.

Le rapport de la commission Conze ne traite pas seulement d’un passé qui a aujourd’hui plus soixante ans. Après la guerre, les autorités de la République fédérale n’ont pas été très regardantes sur les activités des diplomates pendant le nazisme. Au début des années 1950, 42% des hauts fonctionnaires du ministère avaient été membres du NSDAP, un pourcentage plus élevé qu’en 1938-1939, note Eckart Conze, dans un entretien avec le magazine Der Spiegel. Il faut cependant ajouter que pour les plus jeunes l’adhésion au parti nazi dans les dernières années de la guerre était une appartenance forcée. C’est le cas notamment pour deux anciens ministres des affaires étrangères de la RFA, Walter Scheel et Hans-Dietrich Genscher.

D’Adenauer à Brandt

Adenauer, qui était en même temps chancelier et ministre des affaires étrangères de 1951 à 1955, avait toléré cette forme de permanence, tout en prenant soin d’envoyer les diplomates à la carrière douteuse dans des postes lointains, dans les pays arabes ou en Amérique latine, où les opinions étaient moins sourcilleuses sur leur passé qu’en Europe ou aux Etats-Unis. Willy Brandt, lui-même un émigré antinazi, ne mettra pas fin à cette pratique quand il arrivera aux affaires étrangères en 1966, de crainte sans doute d’être accusé d’esprit de revanche.

L’esprit de corps, lui, était bien vivant au ministère. Certains diplomates utilisaient les informations venant des postes à l’étranger pour mettre en garde d’anciens collègues sur les risques qu’ils couraient en se rendant dans les pays où l’on recherchait les anciens nazis. L’esprit de corps les poussait aussi à privilégier le recrutement d’anciens diplomates au passé douteux plutôt que des recrues issues de l’émigration antinazie.

Pas étonnant dans ces conditions que la décision de supprimer les nécrologies dans le bulletin du ministère, prise par Joschka Fischer, un ancien soixante-huitard qui s’était distingué, comme les jeunes de sa génération, en demandant des comptes aux pères, ait provoqué un tollé. Dans un entretien à la Frankfurter Allgemeine Zeitung, l’ancien ministre vert des affaires étrangères a trouvé pour caractériser le rapport de la commission Conze une formule qui ne devrait pas apaiser les protestataires : « Ils ont la nécrologie qu’ils méritaient ».