Les enfants de Poutine et de Steve Jobs

Les manifestations contre les fraudes aux élections législatives russes ont rassemblé plusieurs dizaines de milliers de personnes dans beaucoup de grandes villes du pays. Malgré les trucages grossiers, confirmés par les observateurs de l’OSCE, le parti officiel Russie unie n’a pas réussi à obtenir plus de 50% des suffrages. Ce résultat lui assure cependant une majorité à la Douma. Après avoir parlé d’une enquête sur le déroulement du scrutin, le président Dmitri Medvedev a entériné le résultat des élections et convoqué le nouveau Parlement pour le 21 décembre. L’opposition a appelé à une nouvelle manifestation le samedi 24.

Vladimir Poutine est toujours au pouvoir mais il sort affaibli d’élections qui devaient constituer une rampe de lancement pour son retour à la présidence de la Russie en mars prochain. Confiant dans le soutien de l’oligarchie financière qu’il a favorisé, appuyé sur un appareil de sécurité qui limite les possibilités d’action de l’opposition, soutenu par les médias, notamment télévisés, qui ont été placés à son service, le maître de la Russie n’a pas compris les changements qui se sont opérés dans la société russe depuis une dizaine d’années.

Tout avait pourtant été prévu pour que la pérennité de son pouvoir ne souffre pas de doutes. Le jeu de chaises musicales avec Dmitri Medvedev, appelé à devenir premier ministre quand Poutine retrouverait la présidence, avait été annoncé depuis plusieurs mois. Entretemps, la Constitution avait été amendée pour porter le mandat présidentiel à six ans. Après huit ans de présidence et quatre ans comme chef du gouvernement, Poutine pouvait ainsi espérer rester au pouvoir encore douze ans, jusqu’en 2024, soit vingt-cinq années à la tête de la Russie. Un record équivalent à celui de Staline !

Tour de passe-passe

Il ne restait plus qu’à organiser les élections, législatives et présidentielle, en mobilisant ce qu’en Russie on appelle par euphémisme « les ressources administratives », pour que le tour de passe-passe réussisse. Le processus a déraillé. La première raison tient à la nature du régime. Poutine n’est pas Staline et la Russie d’aujourd’hui n’est pas l’URSS. Le système a conservé, voire remis au goût du jour, des traits de période soviétique mais la coercition a pris des formes moins brutales, parfois plus sophistiquées et finalement moins efficaces. Le bourrage des urnes a été fait avec un tel dilettantisme que l’objectif officiel de 66% des voix pour Russie unie n’a pas été atteint. Vladimir Poutine n’a peut-être pas à craindre une défaite à l’élection présidentielle de mars mais son score risque d’être ressenti comme une véritable humiliation s’il franchit péniblement la barre des 50%.

La deuxième raison est le sentiment de la classe moyenne russe d’avoir été humiliée par un pouvoir qui lui a ouvertement signifié que son vote n’avait aucune influence. Tout était joué d’avance. Cette « imitation de la démocratie », selon l’expression de la politologue Lilia Shevtsova, a fonctionné pendant dix ans. Les élections avaient pour seule fonction de donner un vernis populaire à des décisions déjà prises au sommet. L’aller et retour entre Vladimir Poutine et Dmitri Medvedev a porté le système jusqu’à la caricature.

La révolte de la classe moyenne

La classe moyenne russe, qui a largement profité d’une économie fondée sur la rente pétrolière, caractéristique des années Poutine, voyage à l’étranger, s’informe sur Internet, lit des œuvres qui échappent à toute censure. Le pouvoir contrôle étroitement la télévision qui est le moyen d’information de la grande majorité des Russes, jusque dans les campagnes les plus reculées mais a laissé se développer les réseaux sociaux. Ceux-ci jouent pour l’information (le bourrage des urnes a été vécu quasiment en direct sur les smart phones) et pour la mobilisation un rôle analogue à celui joué pour les printemps arabes. Mais là s’arrête la comparaison. En Tunisie et en Egypte, ce sont les diplômés chômeurs qui se sont révoltés contre des despotes corrompus. En Russie, les manifestants sont les enfants de Poutine. Ce sont les bénéficiaires du régime. A l’aise économiquement, ils en ont assez d’être traités en mineurs politiques et veulent avoir voix au chapitre.

Dmitri Medvedev déconsidéré

Comment le pouvoir réagira-t-il ? Vladimir Poutine a été formé à l’école du KGB et son réflexe immédiat a été d’employer la manière forte. Les premières manifestations ont été durement réprimées. Des centaines d’arrestations suivies de détentions allant de quelques heures à quelques jours ont suivi. Des journalistes et des éditeurs ont été sanctionnés pour avoir publié des reportages sur les fraudes.

Dans un deuxième temps, le gouvernement a laissé tomber la pression. Les manifestations du samedi 10 décembre ont été autorisées et les policiers se sont tenus à distance. La télévision a montré les manifestations alors qu’elle les avait passé sous silence la semaine précédente.

Le président Dmitri Medvedev a été autorisé à évoquer une enquête sur les éventuelles fraudes électorales. Mais son rôle de libéral de service ne trompe plus personne. Pendant quatre ans, il a tenté d’incarner l’aile moderniste du système sans jamais avoir la possibilité ni même l’intention de s’émanciper de son mentor. Il a déçu ceux qui voyaient en lui une solution de rechange à Poutine à l’intérieur du régime. Il est totalement déconsidéré depuis que l’homme fort de Russie a reconnu que l’échange des postes avait été prévu dès le début, il y a quatre ans.

Aujourd’hui, il pourrait servir de fusible si Poutine décide de prendre quelques initiatives politiques pour tenter d’apaiser la colère des opposants.

Toutefois, il n’est pas besoin d’avoir été colonel du KGB ni d’avoir lu Tocqueville pour tirer les leçons de l’Histoire. C’est au moment où ils entreprennent des réformes que les régimes autoritaires deviennent les plus fragiles. Poutine le sait et devrait se trouver conforté dans le choix d’une ligne dure. D’autant plus que l’opposition est hétéroclite, qu’elle n’a pas de chef ou qu’elle a un trop plein de personnalités aspirant à le devenir. Les libéraux qui ont goûté au pouvoir du temps de Eltsine sont largement déconsidérés. Les communistes sont la principale force d’opposition mais ils sont surtout populaires chez les retraités et les laissés pour compte de la prospérité relative.

Après les révolutions de couleur dans d’anciennes républiques soviétiques, Ukraine et Géorgie, le pouvoir russe a tremblé. Les révoltes arabes l’ont de nouveau inquiété. Il peut toutefois s’appuyer sur les siloviki (les ministères de force, police, armée, FSB) et sur les dirigeants des grandes compagnies semi-publiques du secteur énergétiques pour contenir la fronde. Pour combien de temps ?