Les enjeux européens de sécurité et de défense a l’aune de la guerre en Ukraine

L’invasion de l’Ukraine par la Russie et la guerre d’une extrême violence qui s’est installée désormais constituent un enjeu majeur pour l’Europe. Pour le moment, le conflit demeure dans une phase strictement militaire, l’avenir demeure très incertain, aucune perspective sérieuse de négociations ne se présente. Mais d’ores et déjà, la sécurité du continent européen s’en trouve bouleversée et appelle de nouvelles approches et de nouvelles décisions.

La guerre en Ukraine pourrait faire avancer l’Europe de la défense
radiofrance.fr/AFP/JOHN THYS/

Dans un précédent article (Boulevard Extérieur, 3 avril 2022), nous recommandions de préparer notre dispositif militaire à faire face à un conflit de haute intensité, qu’il s’agisse de la modernisation de notre dissuasion nucléaire, considérée comme un enjeu central, ou de la nécessité de développer de façon accélérée les moyens de nos forces aériennes, navales, terrestres et cyber dont l’insuffisance est patente et nous suggérions de soumettre au Parlement une loi de programmation militaire nouvelle.
La guerre engagée par la Russie au cœur de l’Europe oblige, à n’en pas douter, la France à bousculer son calendrier et à réviser de fond en comble son modèle de défense pour préparer l’armée française et la nation toute entière à l’éventualité d’un conflit majeur avec la Russie dans lequel nous serions directement engagés.
Nous suggérions aussi que "la France devrait tendre à la mise en œuvre d’une nouvelle architecture de sécurité pour l’Europe, considérée comme l’enjeu principal des Européens, négociée d’abord entre eux, puis avec les Etats-Unis, puis avec la Russie. Les scénarios possibles ne sont pas écrits. La Russie est devenue plus agressive et de ses choix dépendra la nature de nos liens avec elle ».
Bien évidemment, ces propos, les espoirs et les incertitudes qu’ils expriment ne sont guère d’actualité. L’invasion de l’Ukraine a changé la donne. L’agression russe à l’encontre d’un Etat dont la souveraineté avait pourtant été reconnue par Moscou - en 1991 et en 1994 le mémorandum de Budapest - rend impossible de bâtir une architecture de sécurité à l’échelle du continent avec le concours de la Russie, qui s’en est durablement exclue. Certes, cela reste souhaitable à terme, encore faudrait-il que les conditions en soient à nouveau réunies, à savoir la paix revenue en Ukraine sur des bases agrées et actées par la communauté internationale, Moscou ayant renoncé aux exigences affichées face à Washington, en décembre 2021, à propos de l’OTAN en Europe orientale, la Russie affichant enfin des dispositions à un dialogue constructif avec les Européens.

Un moment solennel d’unité face aux menaces russes

Ce n’est sans doute pas pour demain. Les propos tenus récemment par Vladimir Poutine au Forum de Saint-Pétersbourg, dans un long discours d’une agressivité intense contre les Etats-Unis et les pays européens, confirment, s’il en était besoin, que la Russie est engagée dans une stratégie conflictuelle avec l’Ouest dont la guerre contre l’Ukraine est une étape, mais très probablement pas la dernière.
L’objectif actuel est différent : il est d’assurer la sécurité de tous les Européens face à la Russie. Les Etats-membres de l’UE en ont désormais pris conscience. La déclaration du Conseil de l’UE à Versailles le 11 mars dernier est claire : des orientations nettes sont prises pour renforcer les capacités de défense de l’Union et des Etats-membres. Le principe de la souveraineté européenne est affirmé. C’est un moment solennel d’unité face aux menaces russes.
En même temps, plusieurs questions se posent qui font débat entre les gouvernements européens. La première concerne l’objectif poursuivi en Ukraine : mettre la Russie en « échec stratégique » pour l’affaiblir durablement, comme le veulent les Etats-Unis et les pays de l’Est de l’Europe, ou plutôt s’en tenir à une approche française, partagée par l’Allemagne et l’Italie notamment, qui souligne, à juste titre, que « nous ne faisons pas la guerre à la Russie » et prône la recherche d’une négociation plutôt qu’une solution militaire.
Les autres questions qui font débat concernent l’OTAN. Mais d’abord une certitude : Américains et Européens, toutes sensibilités confondues, sont d’accord pour estimer que désormais face à la menace russe nouvelle, l’Alliance atlantique a retrouvé sa vocation première de défense collective de ses membres. Il n’est donc pas question de « sortir de l’OTAN » comme certains le proposent, mais au contraire de confirmer sans ambiguïté que, dans les circonstances actuelles, en cas de conflit frontal avec la Russie, l’engagement sans réserve des Etats-Unis et la conduite des opérations militaires de l’ensemble des forces européennes et américaines dans le cadre et sous le commandement de l’OTAN, sont les clés du succès.

Un pilier européen au sein de l’OTAN ?

Pour autant demeurent les incertitudes et les doutes sur la portée de l’article 5 du Traité du point de vue de l’engagement américain. Il ne faut pas non plus sous-estimer les bouleversements en cours du jeu stratégique mondial : le pivot américain vers l’Asie et l’affirmation chinoise. Enfin, il est crucial d’empêcher que la sécurité des pays démocratiques de l’Europe fasse l’objet d’un dialogue exclusif et quasi secret entre Américains et Russes, hors de la présence des Européens. Il n’est pas question d’accepter un Yalta 2, comme le laissait entendre l’ultimatum russe de décembre 2021 exigeant un retour à la configuration stratégique antérieure à 1997.
Pour toutes ces raisons, il est nécessaire que l’UE et ses Etats membres s’organisent pour maîtriser eux-mêmes les fondamentaux de leur sécurité. A cet effet, deux voies sont possibles : accroître les moyens de défense propres de l’Union européenne ou construire le pilier européen au sein de l’OTAN. Le débat est très ancien, mais jamais résolu, il doit l’être aujourd’hui face à la gravité nouvelle des menaces qui pèsent sur l’Europe. Le débat doit être à nouveau ouvert et mené à son terme au sein de l’UE et avec les Etats-Unis.
L’objectif devrait être de concilier le rôle fédérateur de l’OTAN dans le domaine militaire, et la prise en considération des choix politiques formulés par les Européens au sein de l’UE, de sorte qu’ils puissent être exprimés au sein des instances de l’Alliance atlantique. Voici quelques propositions susceptibles d’atteindre ces objectifs.
Idéalement, il conviendrait qu’au sein du Conseil de l’Atlantique Nord l’UE soit représentée en tant que telle, par exemple par le haut représentant pour la politique européenne de sécurité et de défense. Il y exprimerait les analyses, les points de vue, les délibérations, voire les décisions émanant des instances de l’UE, en particulier le Conseil européen dont relèvent les questions de sécurité et de défense.

Un quartier général permanent de l’UE

La logique politico-militaire voudrait que le représentant de l’UE au Conseil atlantique s’appuie sur un dispositif bruxellois renforcé. Actuellement, il existe un petit état-major européen qui rend compte au Comité militaire de l’Union et au COPS. Il n’y a pas de quartier général permanent, mais seulement un QG temporaire quand une opération extérieure de l’UE le justifie. En matière de renseignement, l’état-major dispose du centre satellitaire de Torrejon qui est opérationnel mais dont les moyens devraient être renforcés. La décision importante à prendre est donc la création d’un Quartier général permanent de l’UE disposant de moyens d’analyse des situations et chargé des fonctions de conseil et de propositions auprès du Conseil européen et du haut représentant. De surcroît, il assurerait le commandement des opérations lorsque celles-ci relèveraient de l’Union seule, sans le concours des Etats-Unis, dont l’occurrence ne devrait être qu’exceptionnelle.
Le Club des Vingt est conscient des réticences que de telles propositions, déjà exprimées dans le passé, peuvent rencontrer. Le « pilier européen de la défense » est une idée lancée par Kennedy, mais le Shape y a toujours été hostile Il voit dans la création d’un QG européen permanent une duplication inutile et redoute toute forme d’autonomie de l’UE dans le domaine de la défense. Ce point de vue est partagé par certains pays européens qui ont depuis l’origine pris l’habitude de mettre leur sécurité entre les mains des Américains. Mais l’idée d’un nouveau partage des responsabilités gagne du terrain et doit être promue plus que jamais par la France dans ces temps où c’est le destin de l’Europe qui se joue.
Néanmoins, dans un esprit pragmatique et à titre provisoire, une solution d’étape pourrait être proposée. La représentation de l’UE au Conseil atlantique serait confiée au pays de l’Union assurant la présidence tournante du Conseil des ministres européen. Son représentant au Conseil atlantique deviendrait ainsi pour six mois « le référent européen », sans que la composition du Conseil atlantique soit modifiée. Ce référent serait épaulé par un conseiller militaire qui pourrait être le commandant adjoint des forces alliées en Europe (DSACEUR) [1]. Il bénéficierait aussi du concours du dispositif européen, surtout si celui-ci était renforcé comme indiqué ci-dessus.
Une difficulté resterait à résoudre. Le DSACEUR est par définition un officier général européen. Mais en fait c’est actuellement un Britannique. La fonction devrait désormais être confiée à un représentant des pays membres de l’UE, préférentiellement à un Français compte tenu d’un niveau des forces des uns et des autres, ce qui supposera une négociation délicate et, pour la Grande Bretagne, une compensation appropriée.

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[1DSACEUR est déjà le commandant désigné des opérations de l’UE quand celles-ci s’appuient sur les moyens de commandement de l’OTAN, c’est à dire son QG de SHAPE (option rendue possible par les accords dits de Berlin+)