Les autorités de Kiev avaient le choix entre deux mauvaises décisions : ou elles laissaient les éléments prorusses continuer à occuper des bâtiments officiels dans un nombre croissant de villes de l’Ukraine de l’est au risque de laisser un état de fait sécessionniste s’installer, ou bien elles intervenaient militairement et elles donnaient à Moscou le prétexte pour dénoncer une provocation. Entre deux maux il faut choisir le moindre. Le président et le gouvernement ukrainiens intérimaires ont choisi d’agir et ils ont eu raison. Il est important que les Américains et les Européens les soutiennent dans cette décision, quitte à susciter l’ire de Vladimir Poutine.
Jusqu’à maintenant, c’était le président russe qui décidait du calendrier : il a annexé la Crimée, massé ses troupes à la frontière orientale de l’Ukraine, joué au chat et à la souris avec les diplomates occidentaux, plaçant ses interlocuteurs ou adversaires dans une situation où ils devaient toujours réagir aux actions du Kremlin.
Tout le monde s’interroge sur les intentions du maitre de la Russie. Que veut-il ? Annexer l’est de l’Ukraine, envahir tout ou partie de cet Etat pour le transformer en protectorat ou « seulement » déstabiliser les autorités de Kiev pour qu’elles renoncent à toute velléité démocratique ? Peut-être ne le sait-il pas lui-même, les trois hypothèses pouvant fort bien lui convenir puisqu’il s’agit pour lui, avant tout, d’empêcher la constitution d’un grand Etat démocratique slave aux frontières de la Russie.
Avec les Occidentaux, Vladimir Poutine procède comme un de ses lointains successeurs, Nikita Khrouchtchev. Rencontrant à Vienne pour la première fois en 1961 le nouveau président américain John Kennedy, le chef du Kremlin lui avait dit tout de go : ce qui est à nous est à nous, ce qui est à vous est négociable. Pour Poutine, c’est la même chose : la Crimée est à moi, pour le reste de l’Ukraine, on peut négocier.
En même temps, le président russe agit comme le baigneur au sortir de l’hiver. Il avance d’abord un orteil dans l’eau, avant d’y mettre tout le pied et d’y plonger si la mer n’est pas trop froide. Poutine avance ses pions un à un, utilisant d’abord les militants prorusses de l’est de l’Ukraine, puis ses forces spéciales, avant d’envoyer éventuellement le gros de ses troupes pré-positionnées à cet effet. Le coup suivant dépend de la réaction du camp d’en face. Jusqu’à maintenant les sanctions occidentales ont été modérées. Des mesures plus dures sont prévues mais n’ont pas encore été mises en œuvre. Quelques gesticulations militaires ont été programmées mais ni la Russie ni les alliés de l’OTAN ne veulent d’un affrontement armé. Poutine doit donc soupeser la détermination des Occidentaux avant de se lancer dans une offensive ouverte en Ukraine. Se fait-il des illusions s’il compte sur la pusillanimité de ses adversaires qui se sont laissés endormir par les dividendes de l’après-guerre froide ?
Il est une autre illusion qu’entretient le président russe et qui pourrait, à terme, lui être fatale. Il semble croire que la Russie, seule ou presque, pourrait soutenir une crise profonde et durable de ses relations avec le monde occidental. Or il n’en est rien. L’état de l’économie russe se détériore, crise ukrainienne ou pas, parce que le régime a vécu de la rente énergétique et négligé les réformes indispensables à la création d’une économie moderne. La croissance de cette année a été officiellement revue à la baisse, 0,5 au lieu de 2,5%, pas assez pour étancher la soif des oligarques qui gravitent autour de Poutine et pour calmer les ardeurs de la classe moyenne. L’hubris nationaliste fédère la grande majorité des Russes autour de leur chef victorieux, mais cette illusion aussi n’aura qu’un temps.