Les impasses de la défense commune

Le magazine bilingue Paris-Berlin publie un numéro spécial sur les relations franco-allemandes. Bilan et perspectives d’une coopération à la fois compliquée et indispensable, inséparable de la construction européenne qui traverse une passe difficile. Exemple : la politique de défense commune mise à mal par la guerre en Libye. L’Allemagne s’est abstenue au Conseil de sécurité, en compagnie de la Russie et de la Chine. Nous publions l’article sur la PESD.

« Ce n’est pas un drame ». L’expression du ministre français des affaires étrangères Alain Juppé, accueillant l’abstention de l’Allemagne au Conseil de sécurité des Nations unies sur l’intervention internationale en Libye, illustre la double nature des relations franco-allemandes. Elles sont indispensables sans être sereines. C’est le cas depuis des décennies mais l’affaire libyenne est une douche froide pour tous ceux qui rêvaient encore d’une Europe jouant un rôle politique dans le monde.

Les dirigeants français n’ont aucun intérêt à souligner les divergences entre l’Allemagne et la France, et d’autres de ses alliés, notamment les Etats-Unis. Ils sont engagés dans des négociations délicates sur l’avenir de l’Union économique et monétaire pour lesquelles ils ont besoin de l’appui de Berlin. La concertation a d’ailleurs porté ses fruits, à tel point que Paris peut, avec quelque optimisme, considérer que l’Allemagne s’est ralliée à l’idée d’un gouvernement économique de la zone euro. Il n’en reste pas moins que, concernant la politique extérieure et de sécurité commune, le contraste entre un président français hyperactif et un gouvernement allemand pusillanime ne pouvait pas être plus grand.

Plusieurs raisons ont été avancées pour expliquer la prudence allemande face au colonel Kadhafi. S’agit-il simplement de la bévue d’un ministre des affaires étrangères englué dans des querelles partisanes et inapte à prendre la mesure de sa tâche, doublée du pragmatisme d’une chancelière trop attentive aux humeurs de l’opinion ? Est-ce l’incapacité de la coalition au pouvoir à Berlin de déterminer, en politique étrangère comme intérieure, une ligne et de s’y tenir ? Les zigzags de ces derniers mois dans le nucléaire civil sont un autre exemple de ces flottements. Ou l’abstention au Conseil de sécurité marque-t-elle un retournement de la politique extérieure allemande ? Un retour à ce que Willy Brandt appelait pour la dénoncer « l’abstinence » dans les affaires internationales, après la rupture introduite par la coalition Schröder-Fischer à la fin des années 1990, avec la participation de l’Allemagne aux opérations militaires « hors zone » de l’OTAN et de l’Union européenne ?

Un peu de tout sans doute, ce qui n’est pas rassurant sur la disponibilité de l’Allemagne à assumer, avec ses partenaires, des responsabilités dignes des ambitions d’une Europe puissance. Parmi les hommes politiques allemands qui croient encore en l’intégration européenne, de l’ancien ministre des affaires étrangères vert Joschka Fischer au spécialiste des affaires européennes de la démocratie-chrétienne Elmar Brok, tous ont dénoncé « une mauvaise décision qui entame la réputation d’allié fiable de l’Allemagne ».

Pour détourner l’attention de l’épisode libyen ou pour se rassurer, on met l’accent, à Paris, sur la lettre commune envoyée par les ministres des affaires étrangères français, allemand et polonais, en décembre 2010 à la Haute représentante pour la politique extérieure commune, Catherine Ashton, pour lui demander d’accélérer l’application du traité de Lisbonne dans le domaine militaire. Une preuve, dit-on, de l’intérêt porté par Berlin à la politique commune de défense.
Mais des lettres d’intention, il y en a eu à la pelle depuis la tentative de relance de cette politique dans les années 1990. Ce ne sont pas les projets qui manquent mais les réalisations concrètes et surtout la volonté politique de créer des capacités militaires et de passer à l’acte si nécessaire.

Quand la situation devient sérieuse, la France se tourne vers la Grande-Bretagne. Alors qu’ils ont passé en 2010 des accords bilatéraux de coopération militaire, les deux pays ont été les plus actifs pour convaincre les membres du Conseil de sécurité de la nécessité d’une intervention en Libye. Ils ont réussi à empêcher la Russie et la Chine de mettre leur veto mais pas l’Allemagne de faire bande à part. Résultat : des Européens sont à la pointe de l’action en Libye mais pas l’Union européenne, en tant que telle. Qui cela chagrine-t-il à part quelques nostalgiques d’une Europe fédérale ?

La révision des accords de Schengen sur la libre circulation l’a encore montré : personne ne veut accroître les pouvoirs de contrôle de la Commission ; le dernier mot doit rester aux Etats. Sur ce point, l’entente Sarkozy-Merkel est sans nuage. On peut le regretter.