Les juifs dans la Première guerre mondiale

En cette année du centenaire de la Première guerre mondiale paraissent beaucoup d’essais sur la guerre, sur la relation franco-allemande, sur la géopolitique mondiale… Ancien ambassadeur d’Israël à Bonn, Avi Primor a écrit un roman sur les juifs, français et allemands, dans ce conflit. Ce n’était pas son habitude, d’écrire des romans, mais il a pensé que ce genre convenait mieux que l’essai à l’expression de l’émotion. L’émotion que fait naître l’idée de nation. Il est venu en parler à la maison Heinrich Heine le jeudi 13 février, dans un débat que Boulevard Extérieur a contribué à organiser avec le philosophe franco-allemand Heinz Wismann et Daniel Vernet.

Le livre, écrit en hébreu et traduit en allemand sous le titres Süss und Ehrenvoll,  raconte l’histoire de deux jeunes gens, l’un français, l’autre allemand, engagé chacun dans leur armée respective et qui se rencontrent sur le front, dans les tranchées de cette guerre meurtrière. Les deux garçons sont juifs, et la question posée est celle du rôle de l’engagement armé dans leur intégration au sein de la nation, française et allemande.

Les héros d’Avi Primor viennent l’un de Bordeaux et l’autre de Francfort, choisis parce qu’y vivent les plus anciennes communautés juives dans ces pays. Mais on note tout de suite des différences : à Bordeaux, dès le 15ème siècle, les juifs venus d’Espagne ou du Portugal sont bien accueillis parce que ce sont des gens riches qui contribuent à la prospérité de la région, et à l’époque où se situe le roman, Louis, le Français, fils de boulanger, se sent socialement intégré dès le moment où il passe son bac. C’est l’intégration républicaine. A Francfort, Ludwig a besoin d’une reconnaissance non pas juridique – elle existe depuis « l’émancipation » des juifs au XIXème siècle - mais réelle, sociale, et c’est pourquoi il reçoit l’ordre de mobilisation avec enthousiasme. En participant aux combats, il sera enfin un Allemand comme les autres. L’intégration passe par cette mobilisation pour la guerre, non seulement celle des soldats, mais de toute la communauté juive qui participe sous diverses formes à l’effort de guerre.

Un patriotisme complètement incompréhensible

La Bundeswehr, l’armée fédérale allemande créée en 1954, a publié en 1962 un livre sur les juifs tombés pendant la Première guerre mondiale. Ce livre a été préfacé par Franz-Josef Strauss, alors ministre de la défense : il reste stupéfait devant le patriotisme des juifs d’alors, « un patriotisme complètement incompréhensible aujourd’hui », en 1962, souligne Avi Primor, qui cite cette publication. Dans les années 1970, on a demandé au président de la République fédérale Gustav Heinemann s’il aimait l’Allemagne. « J’aime ma femme », a-t-il répondu.

A la veille de la guerre de 1914-1918, le patriotisme était grand et paraissait très répandu. On a cependant remarqué qu’il était tout de même beaucoup plus développé chez les bourgeois que chez les paysans - qui se demandaient comment ils allaient survivre. Sauf chez les juifs : là, l’enthousiasme était général, rappelle Avi Primor, et la question de savoir s’il était bien qu’un juif allemand tire sur un juif français ne se posait pas ; elle n’a pas été posée, ont confirmé les historiens à qui l’auteur a demandé une vérification de sa lecture des lettres de soldats. Mais s’est-on posé la question de savoir s’il fallait qu’un catholique français tire sur un catholique allemand ?

La « chance inouïe »

« Je raconte une histoire pas tout à fait inventée », dit Avi Primor. Il y a eu des millions de lettres de soldats, et contrairement à celles que leur envoyaient leur famille, beaucoup ont été gardées, dans les caisses et les greniers, jusqu’à ce que les petits-enfants les confient à des musées ou des instituts de recherche… Elles se répètent beaucoup, elles disent et redisent les mêmes détails de la vie quotidienne dans les tranchées, mais « ce que j’ai voulu raconter, dit-il, c’est la foi en la nation, cette « chance inouïe » d’appartenir de plein droit à la nation. » (La chance inouïe, c’est le titre du livre en hébreu).

Alors, c’est quoi, la nation ? Heinz Wismann est philosophe et philologue, mais il est aussi le fils d’un Allemand originaire de Prusse orientale (aujourd’hui en Pologne) très nationaliste qui était de la génération des protagonistes du livre. On a perdu maintenant cette plausibilité de la nation comme réponse à la quête et au cadre de l’appartenance, dit Heinz Wismann. Encore que ce concept en réalité ne se définisse pas de la même manière en France et en Allemagne. En France, dit-il, on entend appartenance comme appartement, où l’on vit, mais en Allemagne, la Zugehörigkeit évoque plutôt l’idée d’entendre et d’obéir.

La langue de la nation

Le rôle de la langue est essentiel dans la définition de la nation. Le sionisme était totalement étranger aux « nationalistes » du roman (ils auraient à la rigueur pu le comprendre dans un pays misérable comme la Russie où les pogroms étaient fréquents, mais pas en Allemagne, ce pays moderne et progressiste !). Dès le début Théodore Herzl avait considéré qu’Israël, un Etat moderne et pacifique, devrait avoir sa langue, et que cette langue devait être l’allemand, une langue mondiale, que beaucoup de juifs comprenaient, alors que l’hébreu était une langue morte. Il s’est rendu aux raisons de ceux qui pensaient que pour créer une nation, il fallait une langue propre.

Pour Heinz Wismann, la différence de l’ « appartenance » à une nation entre les conceptions françaises et allemandes est dans le rapport même à la langue : Louis adhère à un code scolaire ouvert à tous, tandis qu’en Allemagne la langue scolaire ne suffit pas, la clef est dans la langue ancestrale de la culture.

Pour participer de cette culture, ou de cette « Deuschtum », les juifs allemands ont tenté beaucoup de choses. Si certains ont abandonné le judaïsme ou se sont comme Heinrich Heine convertis par convenance à la religion dominante – et cela a réussi à beaucoup socialement jusqu’au moment où la race a remplacé la religion comme critère de distinction ; les sociologues estimaient à environ 500.000 le nombre de juifs en Allemagne mais pour les nazis ils étaient 800.000 car ils comptaient aussi les convertis au christianisme et leurs descendants. Les juifs ont aussi cherché à se germaniser en réformant leur église, en y introduisant de la musique et des prières en allemand, en construisant des synagogues qui ressemblaient à des églises chrétiennes. Faute d’intégration individuelle, pouvait-il y avoir, au-delà du repliement communautariste, une intégration de la communauté en tant que telle ?

La foi en leur intégration dans la nation des juifs allemands était bien naïve. Dès 1916, un recensement des soldats juifs était organisé - pas pour pouvoir reconnaître leur contribution à la bataille, mais pour préparer la suite en cas de défaite. Deux scènes concluent le livre ; à la grande synagogue de Metz, une cérémonie est organisée pour célébrer la fin de la guerre, en présence du maréchal Pétain. A la Nouvelle synagogue de la rue Oranienburg, à Berlin, une autre cérémonie a lieu, avec la présence du maréchal Hindenburg. Une sorte d’happy end au roman, dit Avi Primor, car les protagonistes ne savaient pas le sort qui les attendait quelques années plus tard.