Les provocations d’Erdogan

Le retour de l’illustre basilique Sainte-Sophie d’Istanbul au statut de mosquée s’inscrit dans une vaste offensive politique du président turc Recep Tayyip Erdogan, qui entend par tous les moyens affirmer la prééminence de l’Islam à la fois dans son propre pays et dans son environnement régional. Certes les dirigeants turcs ont parfaitement le droit de rendre au culte musulman le joyau byzantin construit en 537 par l’empereur Justinien. Le monument est devenu une première fois mosquée en 1453, au lendemain de la conquête ottomane, avant d’être transformé en musée en 1934 par Mustafa Kemal Atatürk.

Le sort de Sainte-Sophie frappe d’autant plus les esprits que l’église est célèbre dans le monde entier mais il est vrai que l’Europe a déjà connu, au gré des conquêtes et des changements de régime, de telles réappropriations, par lesquelles les nouveaux gouvernants affirment leur autorité. Il n’y aurait donc pas lieu de s’indigner du coup de force du président turc s’il n’entrait pas dans une logique de conquête – le mot a été employé par Erdogan lui-même pour qualifier la prise de Sainte-Sophie – qui suscite l’inquiétude des Européens.

Cet esprit de conquête prend diverses formes. La reconversion de Sainte-Sophie, en rupture avec les principes laïques sur lesquels a été fondé en 1923 le pouvoir de Mustafa Kemal Atatürk, exprime sa dimension religieuse. Elle symbolise en effet l’islamisation accélérée dont le président Erdogan se fait le champion et le raidissement identitaire qu’il promeut inlassablement. Elle exprime aussi la solidarité d’Ankara avec les ennemis de l’Occident, accusés de bafouer, au nom du christianisme, les valeurs musulmanes. Mais elle va au-delà d’une querelle idéologique qui opposerait deux visions de la société.

L’anniversaire du traité de Lausanne

Ce n’est pas un hasard si le chef de l’Etat turc a choisi la date du 24 juillet pour célébrer la première grande prière islamique dans la vieille cathédrale. Cette date correspond à l’anniversaire du traité de Lausanne de 1923 qui a dessiné les frontières du pays après la première guerre mondiale et mis fin à l’empire ottoman. Dans ses discours Erdogan a plusieurs fois remis en cause ce traité. On lui prête ainsi un projet « néo-ottoman » qui justifierait, au nom de l’ancienne histoire du pays , son activisme au-delà de ses frontières.

La référence à l’Islam, qui est au cœur de sa philosophie, s’accompagne en effet d’une volonté d’expansion territoriale dont les signes se multiplient, à mesure que s’accentuent les provocations d’Erdogan à l’égard de l’Europe. Les missions d’exploration en mer Egée, appuyées sur la marine turque, sont perçues par la Grèce comme des manœuvres d’intimidation dont la répétition « sape la paix et la sécurité dans la région », selon Athènes. La présence militaire de la Turquie en Syrie, en Irak ou en Libye, où elle joue un rôle de plus en plus important, lance un défi au monde occidental.

Le désengagement américain favorise les initiatives du président Erdogan tandis que l’Europe ne réagit que faiblement à ses visées en Méditerranée orientale. La question du contrôle des flux migratoires complique encore les relations avec la Turquie, qui tient les Européens à sa merci en choisissant d’ouvrir ou de fermer ses frontières aux candidats à l’immigration vers les pays de l’Union européenne. Le temps n’est plus où la Turquie frappait à la porte de l’UE pour acquérir une nouvelle respectabilité internationale. Devenue plus agressive et plus déterminée à jouer sa propre carte, elle met en péril l’ordre international. Les Européens doivent en prendre conscience et trouver une réponse commune à la dangereuse fuite en avant du président turc.

Thomas Ferenczi