Les responsabilités de la France

Le Rwanda commémore le vingtième anniversaire du génocide perpétré en 1994 contre les Tutsis. Le président Kagamé a mis en cause la France qu’il accuse d’en avoir été complice avant, pendant et après les massacres, dans leur préparation comme dans leur exécution. Retour sur l’action du gouvernement français et sur l’opération Turquoise.

Le 7 avril 2014 a été célébré, à Kigali, le vingtième anniversaire du génocide des Tutsis (et des Hutus modérés) qui a fait en 3 mois entre 800 000 et 1 million de morts. Rappelons qu’environ 200 000 à 300 000 Rwandais ont participé à ce génocide à la machette, touchant hommes, femmes, vieillards et enfants. Il s’agit, avec la Shoah et les massacres des Khmers rouges, du pire génocide du XXème siècle.

Cette commémoration, au lieu de constituer un moment de mémoire permettant de tourner la page après l’avoir lue, a été source de tension diplomatique. Ce jour là, la France devait être représentée par Christiane Taubira, ministre de la Justice. Suite à la déclaration de Paul Kagamé, accusant la France d’avoir été non seulement complice mais acteur de ce génocide, il n’y a pas eu de représentant français, l’ambassadeur de France au Rwanda n’étant pas accrédité pour y assister. Le rapprochement entre Paris et Kigali, initié par Nicolas Sarkozy et poursuivi par François Hollande, est remis en cause.

Il faut rester prudent sur les faits et sur les responsabilités respectives des différents acteurs. Plusieurs thèses s’affrontent depuis 20 ans et, malgré les témoignages, les archives n’ont pas encore été ouvertes. Certains faits paraissent néanmoins avérés.

La responsabilité du génocide incombe évidemment prioritairement au pouvoir Hutu qui a mis en place une machine génocidaire, tant par son organisation que par la « radio des mille collines » incitant à la haine et à l’extermination des « cafards » Tutsis. Il est à peu près certain que l’attentat contre l’avion de Juvénal Habyarimana, qui a été l’étincelle déclenchant le génocide, provient de groupes extrémistes Hutus. Au Rwanda, le racisme s’épanouissait sur un terrain fertilisé de longue date par la colonisation allemande puis belge. Celle-ci s’est en effet appuyée sur l’aristocratie Tutsi qui devint l’intermédiaire de l’administration grâce à l’accès à l’école. La stigmatisation d’une opposition classificatoire simple, raciale, entre Hutus et Tutsis a généré des haines qui resurgiront après les indépendances. Juvénal Habyarimana avait conquis le pouvoir en 1973 à la faveur d’un coup d’État et instauré un système de quotas pour l’accès aux écoles, aux postes administratifs et militaires plus favorable aux Hutus.

La question est celle de la responsabilité exacte de la France dans ce génocide. On note, à la fois, une méconnaissance de la part des décideurs adoptant une lecture raciale de la société, luttant contre l’influence anglophone et n’intégrant pas les informations fournies par les spécialistes. Depuis 1990, la France avait appuyé militairement le régime d’Habyarimana contre le Front patriotique rwandais (FPR) de Paul Kagamé, associé alors à l’armée ougandaise de Museveni. Il s’agissait de défendre la francophonie (syndrome de Fachoda) et de favoriser les groupes majoritaires Hutus qui avaient eu un statut inférieur sous la colonisation belge. Le système qui deviendra génocidaire, mis en place par le pouvoir Hutu, était appuyé par la France avant que l’attentat contre Habyarimana le 6 avril 1994 ne mette le feu aux poudres. La France a évidemment une responsabilité en ayant maintenu son appui au pouvoir Hutu, malgré les signes annonciateurs de massacres, sans bien entendu qu’elle ait pu anticiper leur ampleur.

La France a ensuite une seconde responsabilité de non assistance à peuple en danger dès lors que les exactions s’amplifiaient. Celle-ci a été partagée avec des pays comme la Belgique ou les Etats-Unis (traumatisés par la Somalie) et surtout avec les Nations-unies qui ont retiré une grande partie de leur contingent contre l’avis du représentant sur place. La communauté internationale a laissé faire ce génocide durant trois mois. On peut parler de lâcheté ou d’indifférence de sa part. Le Vatican est resté silencieux alors que des prêtres participaient à ces massacres.

L’opération Turquoise, réalisée sous mandat des Nations-Unies, a été ambiguë. Elle semble avoir été mise en place pour soutenir les forces armées du pouvoir Hutu contre le FPR deux mois après le début du génocide puis a eu, après accord avec le FPR, un but humanitaire. Le pouvoir Hutu acculé, a pratiqué alors la politique du pire. L’opération Turquoise a constitué, ensuite, un couloir vers le Kivu dont ont profité des Hutus génocidaires et d’autres non génocidaires. On estime ensuite à environ 300 000 victimes Hutus de la part du FPR et de l’armée de Kabila au Rwanda et surtout au Kivu.

Ce drame reste un traumatisme pour les victimes. Les tribunaux nationaux et internationaux ne sont intervenus que très tardivement pour juger les génocidaires même s’il y a eu des tribunaux communautaires (gacaca). Le devoir de mémoire et de vérité est seul à même de construire le futur. Il n’y a jamais eu, de la part de la France, à la différence de la Belgique, d’excuses ni de demande de pardon. En revanche, les crimes contre l’humanité commis par le FPR contre les Hutus n’ont jamais été reconnus ni jugés. L’ « ordre prussien », instauré par Kagamé, a permis la reconstruction d’un pays et la réconciliation d’un peuple mais il s’est réalisé en soutenant les milices Tutsi au Kivu, puis le mouvement rebelle M23, et en participant au pillage de cette région où 1, 3 millions de Rwandais sont immigrés ou réfugiés.

Il est essentiel que l’accès aux archives et la levée du secret défense évitent les rumeurs et les désinformations et que les historiens puissent sereinement trancher sur un drame qui continue de déchirer. Il serait souhaitable que la France reconnaisse son rôle exact et fasse des excuses au Rwanda. Il serait également important que Paul Kagamé n’instrumentalise pas les massacres, de part et d’autre, de plus d’un million de victimes pour asseoir son pouvoir en difficulté face au retrait du soutien américain et des pays africains comme l’Afrique du Sud et l’Angola.