Les révolutions arabes en sommeil

L’espérance révolutionnaire qui a soulevé les peuples arabes contre leurs tyrans il y a dix ans n’est plus qu’un souvenir, là même où elle avait suscité tant de rêves et de passions. Le renouveau attendu n’a pas eu lieu. Les oligarchies sont toujours en place, même si quelques têtes sont tombées, et à une exception près, celle de la Tunisie, les structures politiques des Etats se sont maintenues. Le « système », que dénoncent aujourd’hui les manifestants en Algérie, n’a pas été renversé. Dans la plupart des pays, les autocrates au pouvoir n’ont pas voulu céder la place, fût-ce au prix d’une répression accrue, voire d’une guerre civile meurtrière, comme en Syrie. Ailleurs, comme en Libye ou au Yémen, c’est le chaos qui s’est installé, loin des aspirations démocratiques des mouvements contestataires.

C’est donc un triste anniversaire pour les « printemps arabes », une décennie après les premières manifestations qui ont secoué la Tunisie puis l’Egypte.
Avant l’Egypte, la petite Tunisie avait en effet donné le signal de la révolte après le suicide par le feu d’un vendeur ambulant dont le geste désespéré allait déclencher une incroyable réaction en chaîne, en Tunisie même, où le président Zine el-Abidine Ben Ali était contraint à la démission, le 14 janvier, après trente-trois ans à la tête de l’Etat, et à l’extérieur du pays, où les foules s’enflammaient pour tenter de chasser les autocrates qui les gouvernaient depuis tant d’années. Au Yémen, en Libye, au Bahrein, en Syrie, les peuples se dressaient contre leurs oppresseurs, avec plus ou moins de succès. A une échelle plus modeste, d’autres pays comme le Maroc, l’Arabie saoudite, la Jordanie, étaient touchés par la vague de protestations.

La puissante Egypte, pays-phare du Moyen-Orient par la richesse de son histoire et l’importance de sa population (près de cent millions d’habitants), était elle-même emportée par le soulèvement révolutionnaire qui balayait la région et s’en prenait aux dictateurs honnis. Le 11 février, le président égyptien, Hosni Moubarak, quittait le pouvoir sous la pression de la rue, qui dénonçait à la fois son pouvoir despotique et son régime corrompu. La place Tahrir, au Caire, était l’épicentre des protestations populaires contre celui qui occupait la présidence de la République depuis près de trente ans. En Egypte comme ailleurs, la révolte des peuples, avides de changement et de liberté, semblait annoncer un monde nouveau, délivré de la tutelle des potentats locaux. Ce moment d’euphorie n’était-il qu’une illusion passagère ?

Beaucoup de démocrates arabes veulent croire que tout n’est pas perdu et que les dictatures finiront par s’effondrer, comme ce fut le cas en Europe de l’Est après la chute du mur de Berlin. « L’esprit de la révolution n’est pas mort », affirme l’écrivain libanais Elias Khoury dans un entretien au Monde. « Il est prématuré de parler de la fin des printemps arabes », ajoute-t-il. Le combat continue, il est vrai, en Algérie et au Liban, où la colère contre les pouvoirs en place ne faiblit pas, malgré la crise sanitaire, qui freine le mouvement. S’il est vrai que l’Egypte du président Sissi a choisi la voie de la répression, la transition démocratique est un succès en Tunisie. Ailleurs l’échec ne signifie pas la fin de l’espoir. « Une communauté révolutionnaire s’est constituée, avec une envie de changement radical », estime dans Le Monde l’historienne franco-tunisienne Leyla Dakhli, qui ajoute : « Les raisons de se révolter sont toujours – presque – entièrement là ».

L’issue des soulèvements de la rue arabe reste incertaine. D’un côté, la plupart des autocraties qui sont la cible des luttes populaires ont choisi la voie de la répression : il n’est pas question pour elles de céder un pouce de terrain à leurs opposants, de leur accorder la moindre concession, comme le montre éloquemment le cas de l’Egypte. D’un autre côté, ces régimes, issus de la décolonisation, sont fondés sur des bases fragiles : affaiblis par le déclin économique et par les injustices sociales, ils ont perdu le prestige acquis naguère dans les combats pour l’indépendance. Il faudra du temps pour que le paysage politique du monde arabe se transforme vraiment. Les révolutions sont aujourd’hui en sommeil. Mais les signes existent d’un possible réveil.

Thomas Ferenczi