Les trois « grands » européens et la Russie

La Russie de Vladimir Poutine divise les trois grands Etats de l’Union européenne. La Grande-Bretagne et l’Allemagne affichent ouvertement leurs critiques, la France hésite entre Realpolitik et défense des droits de l’homme. Mais tous, à un titre ou à un autre, ont besoin de la Russie.

Il fut un temps où les trois grands Etats de l’Union européenne, la France, la Grande-Bretagne et l’Allemagne menaient vis-à-vis de la Russie des politiques identiques. Ou plutôt, un temps où les dirigeants des trois pays, Jacques Chirac, Tony Blair et Gerhard Schröder, faisaient assaut d’amabilités envers Vladimir Poutine. C’était à celui qui serait photographié à ses côtés, qui serait invité à son anniversaire, qui signerait un « partenariat stratégique » avec ce lumpenreiner Demokrat (un démocrate « pur sucre »), comme disait l’ancien chancelier allemand.

Depuis, les relations entre la Grande-Bretagne et la Russie se sont constamment dégradées. L’assassinat d’Alexandre Litvinenko, suivi par la mise en cause par la police britannique d’agents russes, a provoqué une véritable crise qui a atteint son apogée avec la fermeture des représentations du British Council dans différentes villes russes. Le Kremlin était déjà fortement irrité par l’asile donné par la Grande-Bretagne à Boris Berezovski, l’oligarque devenu une des bêtes noires de Vladimir Poutine après avoir été son mentor. Le secrétaire au Foreign Office, David Milliband, juge que la campagne d’intimidation lancée par le Kremlin contre le Britsh Council et ses employés, est « indigne d’une grand pays ».

Les relations anglo-russes vont-elles devenir l’étalon des relations entre Moscou et les capitales européennes ? Après les élections législatives en Russie, qui ont eu lieu dans des conditions de transparence pour le moins douteuses, le porte-parole d’Angela Merkel avait émis quelques critiques. La réaction ne s’est pas fait attendre : si les Allemands veulent que leurs relations avec Moscou tombent au niveau des relations anglo-russes, il leur suffit de continuer comme ça, tel était le message du Kremlin. Il avait été habitué à plus de déférence de la part de Gerhard Schröder. L’ancien chancelier n’avait pas attendu d’être une sorte de commis voyageur de luxe au service de Gazprom pour couvrir d’éloges son ami Vladimir.

Avec Angela Merkel le ton a changé. La chancelière, grandie en Allemagne de l’Est, ne s’en laisse pas compter. Et elle a décidé de parler un langage clair, à la fois sur la question des droits de l’homme et sur la manière dont la Russie a tendance à traiter les petits pays d’Europe centrale. Cela n’empêche pas l’Allemagne d’être un des principaux partenaires économiques de la Russie, dont elle dépend largement pour son approvisionnement énergétique. Mme Merkel n’a pas remis en cause le gazoduc Nord Stream, négocié par M. Schröder juste avant son départ de la chancellerie, bien que son tracé sous la mer Baltique, ait suscité l’irritation des Etats baltes et de la Pologne qu’il contourne. Les positions de Mme Merkel ont fortement agacé son prédécesseur à la chancellerie et ses critiques sont relayées jusqu’au ministère allemand des affaires étrangères. Ancien chef de la chancellerie, le ministre Frank Walter Steinmeier se sent solidaire de la politique menée naguère par la précédente coalition rouge-verte.

Paradoxalement, les sociaux-démocrates paraissent moins sensibles à la défense des droits de l’homme que la chancelière chrétienne-démocrate, en tout cas dans la pratique diplomatique quotidienne. Ils s’en tiennent à la position classique selon laquelle, sur ces sujets, la discrétion est plus efficace que les déclarations publiques. La France de Jacques Chirac était sur la même longueur d’ondes que l’Allemagne de Gerhard Schröder dans ses rapports avec la Russie. En 2003, l’opposition à la guerre en Irak les avait rapprochés, jusqu’à la formation d’une sorte de « front du refus », un « axe Paris-Berlin-Moscou » qui ne cessait d’inquiéter les Etats d’Europe centrale menacés d’être pris en tenaille.

Les Européens ont par ailleurs besoin de la coopération avec la Russie sur le dossier iranien. Aussi tempèrent-ils leurs ardeurs critiques vis-à-vis de la situation intérieure russe, de la dérive autoritaire du régime Poutine, de la manipulation des élections et de la chasse aux opposants. Pourtant, avant son élection à la présidence de la République française, Nicolas Sarkozy avait été catégorique. Il n’était pas question pour lui de poursuivre dans la voie de la complaisance manifestée par Jacques Chirac. Dans la revue Le meilleur des mondes, qui peut être considérée comme l’organe des néoconservateurs à la française, il avait manifesté sa volonté d’y regarder à deux fois avant de serrer la main des autocrates. Il avait critiqué les violations des droits de l’homme en Russie, la guerre en Tchétchénie et les pressions de Moscou sur ses voisins. Il refusait toute forme de copinage avec Vladimir Poutine. C es bonnes intentions ont commencé à fondre au sommet du G8, en juin 2007, à Heiligendamm, en Allemagne. Lors de sa visite à Moscou, en octobre, il se faisait fort d’obtenir des concessions russes sur le Kosovo grâce aux bonnes relations personnelles établies avec le chef du Kremlin.

Il croyait même y être parvenu jusqu’au moment où M. Poutine lui infligea publiquement un cruel démenti. Ce dernier n’avait pas tellement apprécié la réception accordée par le président français à des ONG russes, même si celles-ci avaient été triées sur le volet par le pouvoir. Il considérait l’attention affichée par Sarkozy pour les droits de l’homme en Russie comme une mauvaise manière. Ce qui n’a pas empêché le président de la République d’être parmi les premiers à féliciter M. Poutine pour le succès de son parti « Russie unie » aux dernières élections législatives. Il n’a été devancé que par les potentats d’Asie centrale.

Ainsi la politique russe de la France avance-t-elle sur deux voies parallèles : la défense des droits de l’homme et l’attention portée au processus démocratique, d’une part, qui sont laissées pour l’essentiel au ministre des affaires Bernard Kouchner ; la Realpolitik d’autre part, qui commande une attitude moins critique. Car la Russie a su en effet se rendre indispensable. Moins pour les approvisionnements énergétiques, car la France, grâce à son parc de centrales nucléaires dépend moins de la Russie que la plupart de ses voisins européens, mais pour le pouvoir de nuisance que Moscou a de nouveau acquis dans les affaires internationales. Dans la mesure où la France -et l’Union européenne- recherche la caution du Conseil de sécurité des Nations unies pour son action extérieure, et d’abord pour les interventions dites « humanitaires » dont son ministre des affaires étrangères, ancien fondateur de Médecins sans frontières, s’est fait le chantre, elle a besoin de la bienveillance passive, voire du soutien, de la Russie (et de la Chine). Cette révision de la politique étrangère, telle qu’elle avait été esquissée par Nicolas Sarkozy avant son entrée à l’Elysée, n’est pas limitée aux rapports avec la Russie. Elle concerne les relations avec d’autres régimes dont les lettres de créance démocratiques laissent pour le moins à désirer. Les préoccupations commerciales -par exemple la vente de la technologie nucléaire civile française- ne sont pas étrangères à ce revirement. Mais elles n’expliquent pas tout. M. Sarkozy est entouré de diplomates qui sont plus animés par le souci du réalisme que par les envolées généreuses sur la promotion de la démocratie. Le président de la république française pourrait s’inspirer de l’exemple de Mme Merkel qui a montré qu’on pouvait concilier les deux. Quant à Gordon Brown, c’est le pur exercice de la politique de puissance menée par le Kremlin qui l’a gardé de s’engager sur les pas de Tony Blair, première manière.