Lointaine Europe

La 49ème Conférence sur la sécurité s’est tenue du 1er au 3 février à Munich en présence de plus de 300 parlementaires, experts, journalistes du monde entier. Conçue à l’origine pour faciliter un rapprochement entre les hommes politiques américains et européens, et d’abord allemands, la conférence s’est peu à peu élargie aux représentants de l’Union soviétique à la fin de la guerre froide, puis de la Russie et des pays émergents. Plusieurs chefs d’Etat et ministres ont pris part aux débats qui ont porté sur les relations transatlantiques et les foyers de crise dans le monde. Les ministres français des affaires étrangères, Laurent Fabius, et de la défense, Jean-Yves Le Drian, étaient annoncés mais ils ont dû renoncer à cause de leur présence aux côtés de François Hollande dans sa brève visite au Mali.

Dans l’intervention au Mali, la France « n’est pas seule », a déclaré Jean-Claude Mallet. Le conseiller spécial de Jean-Yves Le Drian a énuméré les pays qui soutenaient l’action de Paris, soit concrètement avec une aide logistique, soit politiquement. « Le combat contre AQMI (Al-Qaida au Maghreb islamique) se déroule peut-être loin des frontières américaines, a dit le vice-président Joe Biden, mais il est dans l’intérêt des Etats-Unis ». Même son de cloche chez Ehud Barak, le ministre sortant israélien de la défense, qui a salué le « leadership » de François Hollande : « Non seulement il a fait une analyse de ce qu’il faut faire, mais il l’a fait », a-t-il déclaré.

Le soutien allemand est apparu plus nuancé. Le meilleur moyen d’aider la France est de soutenir la Misma (la force d’intervention des pays d’Afrique de l’Ouest), a affirmé Guido Westerwelle, le ministre allemande des affaires étrangères. Il a réitéré ce qu’il avait dit à Bruxelles à l’issue de la première rencontre des chefs des diplomaties européennes après le début de l’intervention française : l’Allemagne, elle, est restée en Afghanistan avec ses alliés. Sous-entendu, pas comme la France qui a retiré ses troupes combattantes prématurément. L’Allemagne a mis à disposition deux Transvall pour transporter les soldats africains mais pas pour les soldats français. Les appareils de ravitaillement en vol arriveront peut-être mais plus tard, après que des problèmes techniques et juridiques auront été réglés. L’intervention française en Afrique est « juste et adéquate », a pour sa part affirmé son collègue de la défense, Thomas de Maizière. Une intervention militaire « nécessaire pour créer le minimum de conditions à un règlement politique ».

L’Europe de la défense, la nouvelle Arlésienne

Bon gré mal gré, tout le monde est bien conscient que le conflit du Mali pose la question de l’Europe politique et militaire. Force est de reconnaitre qu’elle brille par son absence qui était encore flagrante dans l’intervention de Catherine Ashton, la Haute représentante pour la politique extérieure et de sécurité commune. L’Union européenne va participer à la formation de l’armée malienne. Quatre cents formateurs vont être envoyés au Mali dans les prochaines semaines mais ils ne seront pas opérationnels avant mars ou avril. Le programme était prévu depuis plusieurs mois déjà. L’accélération de la crise sur le terrain n’a pas modifié les plans. Aucun pays européen ne songe à venir en renfort des forces françaises. Personne n’a d’ailleurs songé à le leur demander. Le représentant du ministère français de la défense l’a implicitement reconnu. Le « battle group » européen qui regroupe des unités françaises, allemandes, polonaises, ne peut pas être engagé parce que « ça aurait été difficile pour certains de nos amis de participer ». Il en va de même pour la brigade franco-allemande.

Sur le papier tout est parfait ou presque. Mais les traditions militaires et les obligations institutionnelles empêchent en réalité les Européens d’agir ensemble. Les obstacles sont d’autant plus évidents que l’analyse de la situation n’est pas très différente d’un pays à l’autre. Tout le monde ne se montre certes pas concerné au même titre par la déstabilisation du Sahel et la menace qu’elle peut représenter pour l’Europe mais il n’existe pas de divergence théorique majeure. La difficulté est de faire converger l’analyse, la volonté politique et les capacités militaires. Le commissaire européen Michel Barnier veut lancer une task force pour créer une véritable industrie européenne de l’armement. C’est une réponse à une partie de la question qui a déjà été essayée dans le passé, sans grand succès. Ce n’est pas une raison pour ne pas essayer à nouveau. Deux considérations devraient amener les Européens à renforcer leur coopération : le relatif retrait des Etats-Unis et la rareté des moyens financiers qui pousse à la mutualisation des efforts. Mais comme l’a regretté le général français Jean-Paul Paloméros, chargé à l’OTAN de la transformation de l’organisation, les Etats occidentaux risquent de préférer toucher « les dividendes de l’après-Afghanistan » plutôt que d’investir dans la défense les moyens libérés par la fin de la guerre.

Pas d’utopie européenne

L’action française au Mali place l’Allemagne dans une situation d’autant plus délicate qu’elle rouvre un débat que le gouvernement de Berlin aurait souhaité éviter sur l’utilisation de la force armée. Pendant la guerre froide, la doctrine était claire : l’armée de la République fédérale était totalement intégrée dans l’OTAN et elle ne devait servir qu’à la défense de l’Alliance atlantique ou du territoire national (ce qui, à l’époque de la division de l’Europe, revenait au même). Il a fallu plusieurs décisions du Tribunal constitutionnel de Karlsruhe et l’arrivée au pouvoir de la coalition rouge-verte en 1998 pour que l’Allemagne participe à des opérations militaires hors du champ de l’Alliance. Mais le débat n’est pas clos pour autant. Les partisans d’une certaine « retenue », compte tenu du passé militaire allemand, mettent en avant la nécessité de prévenir les conflits et de rechercher des solutions politiques plutôt que de vouloir les régler par la force. D’autres pensent que, première puissance économique d’Europe, l’Allemagne ne peut pas se soustraire à ses responsabilités et s’en remettre à d’autres pour garantir la sécurité et la stabilité internationales.

Cette tension est clairement apparue dans le discours de Thomas de Maizière à la conférence de Munich. Le ministre allemand de la défense est personnellement partisan d’un rôle accru de son pays mais il avance prudemment. Ses propos rappelaient parfois les temps anciens, quand l’Allemagne (de l’Ouest) était déchirée entre le partenariat avec la France et l’alliance avec les Etats-Unis. Il a souhaité par exemple que la Grande-Bretagne « joue à l’avenir un plus grand rôle dans l’Europe de la défense » et la France « un plus grand rôle dans l’OTAN », une France « mieux disposée à l’égard de l’OTAN », comme si Nicolas Sarkozy n’avait pas décidé de réintégrer les instances militaires de l’Alliance et François Hollande n’avait pas décidé d’y rester. Et il a enfoncé le clou en déclarant que l’Allemagne était « pour la politique, chez elle dans l’UE d’abord, et chez elle dans l’OTAN pour la sécurité ».

L’Europe de la défense doit avancer pas à pas, avec un « pragmatisme résolu ». D’abord mettre en œuvre ce que nous avons décidé, a dit le ministre, avant de se lancer dans de nouveaux programmes. « Nous sommes déjà à la limite des renonciations de souveraineté auxquelles certains Etats sont disposés à consentir. Et je ne parle pas de l’Allemagne. » Et il a poursuivi : « Imaginez par exemple qu’en Europe le renseignement aérien, le transport aérien, le ravitaillement aérien, des parties importantes de la logistique et de la formation ne soient plus assumés que par quelques Etats. Tous seraient dépendants les uns des autres dans ces domaines. Nous sommes sur cette voie. Ce serait déjà beaucoup comme les discussions actuelles le montrent. Et ça va durer des années » pour que les problèmes techniques, financiers, politiques, juridiques, soient réglés. Autrement dit la division du travail et la spécialisation entre les alliés qui pourraient permettre de faire des économies ou de dépenser de manière plus rationnelle des ressources budgétaires de plus en plus rares soulèvent des difficultés qui sont loin d’être résolues.

Dans ces conditions, rien ne sert de développer de nouvelles utopies, comme la création d’une armée européenne, qu’il y a peu encore le ministre allemand des affaires étrangères appelait de ses vœux. La simple évocation d’une armée européenne est contre-productive. Elle effraie certains, a ajouté Thomas de Maizière, et les retient de faire les petits pas concrets qui sont aujourd’hui possibles et nécessaires.