En décembre 1994, Jacques Delors alors président de la Commission européenne était au zénith dans les sondages pour l’élection présidentielle qui s’annonçait l’année suivante. Tout le monde s’attendait qu’il soit le candidat de la gauche et qu’il succède à François Mitterrand. La France venait de vivre deux années de cohabitation entre le premier président socialiste et Edouard Balladur. La situation économique était médiocre et la droite était divisée entre le premier ministre sortant Edouard Balladur et Jacques Chirac.
A la surprise générale, Jacques Delors refusa d’être candidat. Il annonça sa décision au cours d’une émission de télévision et pour l’expliquer, il tira de sa poche un petit papier qu’il lut soigneusement : « L’absence de majorité politique [...] ne me permettrait pas de mettre mes solutions en œuvre », dit-il. Les mauvaises langues supposèrent que le président de la Commission et ancien ministre des finances avait peur d’affronter une campagne électorale. François Mitterrand lança, perfide : « Jacques Delors veut bien être élu mais il ne veut pas être candidat ».
En Italie, Mario Monti semble cultiver le « complexe Delors ». Lui aussi veut bien être président du Conseil mais il ne veut pas être candidat aux élections législatives. Il y a du Delors chez il Professore. Enseignant d’économie, c’est plus un technocrate qu’un politique. Pendant dix ans, il a été membre de la Commission européenne et à ce titre chantre de la dérégulation du grand marché unique. Il a été appelé à la tête du gouvernement italien en novembre 2011 par le président Giorgio Napolitano après la déconfiture de Silvio Berlusconi. Il a appliqué à une Italie au bord de la faillite des remèdes que n’aurait pas reniés Jacques Delors. Déjà dans les années 1990, celui-ci partait en guerre contre les déficits, la faible compétitivité et les rigidités du modèle social.
Sorti de sa retraite universitaire, Mario Monti a commencé avec une popularité de 70%. Après un an de réformes à marche forcée, il n’a plus l’adhésion que de 43% de ses compatriotes. Et il hésite à se lancer dans la bataille des législatives prévues pour la fin février sans pour autant vouloir retourner à ses chères études. Il ne veut pas être candidat mais il se verrait bien diriger le prochain gouvernement. Il ne veut pas faire campagne à la tête d’un nouveau parti mais il autorise les petites formations centristes héritières de la démocratie chrétienne à citer son nom comme chef de file. Il vient de publier une profession de foi qui, en vingt-cinq pages, énumère les réformes indispensables pour remettre l’Italie sur les rails. Un programme de non-candidat. Il pourrait donc bien surmonter son complexe. Delors était non-candidat à la candidature ; Monti est candidat à la non-candidature.
L’Europe le regarde avec sympathie. Après les années Berlusconi, les partenaires de l’Italie ne craignent rien de plus que le retour aux affaires du Cavaliere. Cependant ce sont les Italiens qui votent et l’issue du scrutin est très incertaine. La gauche considère avoir de bonnes chances de l’emporter même si Silvio Berlusconi peut brouiller les cartes. Les partis traditionnels, qui n’ont pas intérêt à laisser un « amateur » s’installer durablement dans le paysage politique, mèneraient la vie dure à Mario Monti. Mais le Professore ne peut gagner son pari que s’il surmonte son « complexe Delors ».