Lorsque Josef Joffe, alors responsable des affaires étrangères au quotidien allemand Süddeutsche Zeitung, écrit, en décembre 1997, un essai pour critiquer la formation de la future monnaie unique européenne, il le publie d’abord en anglais, dans la New York Review of Books . « Jamais, dans l’histoire de la démocratie, il y a eu si peu de débats sur une transformation aussi importante de la vie des hommes et des femmes », écrit le journaliste. Comme pour lui donner raison, son article paraît un mois plus tard dans la Süddeutsche Zeitung, dans une traduction allemande abrégée, et discrètement enterré dans un supplément week-end.
Cet épisode, écrit David Marsh, illustre les entraves au parler-clair dans l’Union économique et monétaire (UEM). Beaucoup d’Allemands redoutaient que l’euro soit moins stable que le deutschemark. Malgré tout, on a peu débattu sur les risques. Et pas seulement en Allemagne. Un responsable de la banque centrale néerlandaise, maintenant à la retraite, estime que la plupart des gouvernements européens, y compris le sien, ont approuvé le traité de Maastricht, il y a vingt ans, sans comprendre vraiment ce qu’ils venaient de signer. En avril 1998, le Parlement allemand a voté en faveur de l’instauration de l’euro sans rencontrer beaucoup d’opposition dans ses rangs. Maintenant, l’Allemand « de la rue » veut rattraper le temps perdu. Son opposition au financement public des Européens a rendu la chancelière Angela Merkel très prudente sur les aides d’urgence à accorder à la Grèce.
« Il y a un air de déjà vu » relève David Marsh. Quatre professeurs allemands, Wilhelm Hankel, Wilhelm Nölling, Karl Albrecht Schachtschneider et Joachim Starbatty, avaient déjà intenté, sans succès, une action anti-euro devant la Cour constitutionnelle en 1998. Ils préparent de nouvelles actions en justice. Leurs accusations de détournements des règles de l’Union économique et monétaire, et particulièrement de celles portant sur la clause de non-renflouement (« no bail-out clause »), clause qui interdit le paiement conjoint des dettes des Etats les plus faibles, ont cette fois beaucoup plus de chance d’aboutir.
Alors que la Grèce s’approche d’une éventuelle restructuration de sa dette et peut-être même d’une sortie de l’euro, la question se pose de savoir pourquoi les signaux d’alarme n’ont pas fonctionné lorsque les pays les plus faibles de l’eurozone ont contracté des emprunts déraisonnables. Dans ses rapports techniques de ces deux dernières années, donc bien avant la controverse sur le déficit budgétaire de la Grèce, la Commission européenne a exprimé ses inquiétudes sur la hausse rapide de la dette externe à court terme de la Grèce et du Portugal, provoquée par l’accumulation d’énormes déficits. Malgré cela, le rapport de la Commission, largement diffusé et très laudatif sur la première décennie d’existence de l’euro en 2008, consacrait seulement trois paragraphes, sur 328 pages, aux déséquilibres financiers courants.
Jean-Claude Trichet, président de la Banque centrale européenne, a été pris au dépourvu par la réaction allemande. Lorsque les critiques sur les irrégularités de la Grèce ont commencé à surgir en 2004-2005, il a déclaré : « nous devons apprendre à partir de l’expérience passée » pour prévenir leur répétition. Que de tels efforts aient échoué a terni l’image de la BCE.
Des discussions oiseuses sur les problèmes de l’eurozone, l’une a été particulièrement remarquable : une union monétaire nécessitait-elle une union politique ? La Bundesbank, tout comme Helmut Kohl, l’ancien chancelier allemand, suggéraient en 1991 que, sans union politique européenne, l’UEM risquait de capoter. Depuis, des personnalités allemandes ont nuancé ces propos. Ainsi Otmar Issing, ancien chef économiste de la Bundesbank et de la BCE, a déclaré en 2006 que l’union monétaire pouvait « fonctionner et survivre sans union politique à part entière ». Le même reconnaît aujourd’hui que, « dans les années 1990, de nombreux économistes – j’en étais, dit-il, – avaient prévenu que fonder une union monétaire sans avoir établi une union politique revenait à mettre la charrue avant les bœufs ».
Les élites allemandes n’ont jamais expliqué que les importants déficits de pays tels que la Grèce pouvaient obérer les finances de l’Allemagne. Celle-ci, principal pays excédentaire, est devenue fatalement le plus important créancier des pays les plus lourdement endettés de la périphérie de l’eurozone. Comme M. Issing le disait en 1999, la clause de non-renflouement devait empêcher que ne se répandent les retombées négatives externes des mauvais comportements nationaux. Dans les faits, les contribuables allemands devront payer pour la Grèce : directement, par des prêts d’urgence de leur gouvernement ; indirectement, en soutenant les banques allemandes qui seront affectées par une restructuration de la dette grecque ; ou, probablement, les deux. C’est l’un des nombreux et coûteux effets de l’union monétaire qui éclate désagréablement à la surface.