L’église au milieu du village… L’affiche des présidentielles de 1981, son slogan « La force tranquille » et la figure du candidat Mitterrand sur fond de paysage rural avec son église et son clocher avaient une efficacité symbolique forte. En revanche, le minaret dominant les villes et les campagnes de Suisse passe mal. Les minarets n’ont pas de place dans le paysage idéal tel que le conçoivent les citoyens helvétiques ; il symbolise plutôt, aux yeux de beaucoup, ce corps étranger que serait l’islam au cœur de l’Europe, voire un « marqueur de l’islamisation de la Suisse », comme l’écrit Jean-François Mayer (Institut Religioscope, www.religion.info, 29 novembre 2009).
Les citoyens suisses ont accepté avec 57,5% de "oui" d’inscrire dans la Constitution l’interdiction de construire de nouveaux minarets. À l’exception de Bâle-Ville et de Genève, Neuchâtel et Vaud, tous les Cantons (États souverains formant la Confédération), ont approuvé l’initiative. Les quatre minarets déjà existants sur le territoire helvétique ne sont pas concernés par l’interdiction, pas plus que les mosquées. Les initiateurs de l’initiative, soit l’UDC (Union démocratique du centre), parti de la droite populiste, ainsi que quelques groupuscules, affirment sans convaincre qu’il s’agit d’une mesure purement politique, visant la "mainmise" et les "empiètements" d’une minorité sur l’ensemble du pays. Lors de la campagne, presque tous les partis politiques, à l’exception de l’UDC évidemment, le Parlement et le Conseil fédéral se sont déclarés opposés à l’initiative. S’y opposaient également les Églises, tant protestantes que catholiques. Les musulmans de Suisse – près de 400 000 sur 7 millions d’habitants – apparaissent comme bien intégrés : guère de violences racistes, pas de voitures incendiées dans les banlieues le samedi soir. Les sondages prévoyaient une assez nette majorité de "non". D’où l’énorme effet de surprise, la stupéfaction des médias et de la classe politique devant un résultat considéré comme un outrage au bon sens aussi bien qu’aux droits humains.
D’où peut bien venir ce divorce entre l’élite et la majorité des citoyens, cette négation de l’idylle de la tolérance et de l’intégration ?
Rappelons que l’initiative en Suisse, que les médias en France appellent à tort référendum, permet à un groupe de citoyens, après avoir recueilli plus de 100 000 signatures, d’appeler aux urnes leurs concitoyens pour une révision de la Constitution. L’initiative est acceptée s’il y a une majorité du peuple et des Cantons : le référendum, lui, permet à la population de se prononcer sur une loi déjà adoptée par le Parlement.
Au vu des résultats du vote des 28 et 29 novembre 2009, les élites helvétiques ne se reconnaissent plus dans leurs concitoyens. Faut-il donc changer le peuple ? Les initiatives populaires dénotent un état de l’opinion, de ses désirs et de ses craintes. Elles expriment l’état d’âme de la nation, d’où le risque de faire monter à la surface la vase des émotions honteuses, le fond irréductible des passions refoulées. Ces initiatives tenteraient un pari impossible sur la sagesse des citoyens, sur un peuple éclairé qui se prononcerait selon la raison et non selon son humeur et ses hantises. Aussi le monde politique et les médias, dans leur ensemble, à défaut d’analyse, n’ont pas de mots assez durs pour qualifier leurs concitoyens, suspects d’islamophobie et d’intolérance, coupables d’un vote marqué par la peur, l’ignorance et la xénophobie.
Parmi les motifs que l’on peut trouver au vote de novembre, Jean-François Mayer, dans l’article cité, mentionne, en sus de ceux de milieux hostiles à l’islam et à l’immigration, l’argument de la réciprocité, soit la situation des minorités chrétiennes dans les pays musulmans (comme si le principe de réciprocité pouvait s’appliquer en matière de droits fondamentaux), celui du statut de la femme dans les pays musulmans, le spectre de l’islamisme, l’affaire qui oppose la Suisse au président libyen Kadhafi. Mais alors, comment expliquer l’erreur des sondages ?
La doxa officielle du gouvernement suisse et de l’establishment : la coexistence pacifique des religions, le respect des droits humains, la stigmatisation de la xénophobie et l’affirmation rituelle de l’intégration réussie des étrangers en général et des musulmans en particulier, rend difficile l’expression publique d’opinions qui ne seraient pas dans la ligne. L’initiative anti-minarets donne ainsi l’occasion de s’exprimer à une "parole honteuse", réprimée d’ordinaire par la censure de la rectitude politique.
Les affiches de propagande de l’UDC, où les icônes du minaret et de la burqa sont juxtaposés sur fond de drapeau suisse, jouent sur des craintes et des sentiments habituellement dissimulés.
Au vrai, parmi les motifs que l’on peut évoquer, il y a de vraies questions, concernant la place des manifestations extérieures des religions, de l’islam en particulier, dans la vie publique, ou son expression comme communauté distincte dans la société. On pense évidemment au port du voile, aux dispenses demandées par les écolières musulmanes pour les heures de gymnastique, aux espaces réservés dans les cimetières, entre autres. La diversité des règlements cantonaux complique l’affaire.
Et si quelques-uns des musulmans, citoyens suisses, certes une toute petite minorité, avaient voté pour l’initiative, soucieux de ne pas retrouver, dans leur nouvelle patrie, l’ombre et la voix d’un islam qu’ils ont quitté en quittant leur pays d’origine ?
Et si le Parlement et le Conseil fédéral remettaient sur le chantier le droit d’initiative, afin d’éviter par exemple que soient soumis aux citoyens des objets en contradiction avec les principes de non-discrimination et d’égalité ?