Créée en 1991, Inteko avait initialement pour principale activité la production d’objets en plastique. La société s’était fait connaître du grand public en 1997, lorsqu’elle a fourni 85 000 sièges au nouveau stade de Lujniki, inauguré à l’occasion des 850 ans de Moscou. Dès 1995, Inteko s’est diversifiée dans le bâtiment en rénovant les façades de Moscou, sur commande de la mairie. Les activités d’Inteko ont véritablement décollé en 2001, lorsque la société est entrée sur le marché de l’immobilier de Moscou, vaste chantier lancé par Iouri Loujkov qui a ainsi fait la fortune de sa femme, Elena Batourina.
Grâce à sa collaboration avec la mairie de Moscou, Inteko obtient de la part de la mairie des informations sur les terrains constructibles, les permis nécessaires, voire sur le financement des projets d’investissement. A l’occasion, la mairie agit comme client d’Inteko ou lui procure des clients. Offciellement, la société n’évalue sa part dans les commandes de la ville qu’à 2%, mais sa place sur le marché est incontestable, et s’établit en réalité autour de 20%. L’ancien dirigeant d’IKEA, Lennart Dahlgren, raconte dans son livre intitulé « Malgré l’absurdité. Comment j’ai conquis la Russie et comment elle m’a conquis », la construction avortée d’un des centres commerciaux à Moscou à cause de ses différends avec Elena Batourina.
A la suite de la destitution de Iouri Loujkov, le président russe a ordonné une série d’enquêtes sur les marchés publics de la mairie de Moscou attribués à Inteko. Les experts de l’immobilier prévoient que les activités de cette société seront fortement touchées par le changement de maire, non seulement parce que certaines opérations seront mises en cause à la suite des enquêtes qui ont été lancées, mais aussi et surtout de parce qu’Inteko va perdre le soutien de la mairie, qui jouait un rôle essentiel dans son développement. Dès l’annonce de la destitution de Loujkov, sa femme a d’ailleurs commencé à sortir les actifs de la société via un fond autrichien, Beneco. Le sort de ces actifs fait l’objet de vifs débats, certains espérant qu’ils reviennent aux autres acteurs de l’immobilier dans des conditions normales de marché, d’autres, peut-être plus réalistes, avançant qu’ils seront transférés à des sociétés sous contrôle des pouvoirs en place sans contrepartie, ou presque.
Baisse des prix
Les analystes financiers prévoient une baisse des prix de l’immobilier à Moscou. Ceux-ci sont aujourd’hui extrêmement élevés, comparés à ceux pratiqués dans d’autres capitales et plus encore dans le reste de la Russie. Ils se montent à 4 000 dollars du mètre carré en moyenne et ils ont été très peu touchés par la crise économique. La baisse n’est cependant pas attendue avant un an et demi à deux ans, et ne devrait pas dépasser 10%.
Pleinement informés des liens entre les activités du couple Loujkov-Batourina, notamment grâce à la distribution du rapport d’expertise indépendant de l’opposant Boris Nemtsov « Lujkov. Résultats », les Moscovites n’ont pas fait preuve de l’« indignation » que le maire sortant promettait dans sa lettre au président, la veille de sa destitution et une semaine après que Medvedev eut exigé sa démission. La côte de popularité du maire avait déjà été entamée par la crise économique et aggravée par la réaction tardive de Loujkov aux incendies qui ont ravagé la banlieue et enfumé l’atmosphère de la capitale, l’été dernier.
La popularité de Louzhkov était d’autant plus fragile que ses années à la tête de la ville n’ont pas été exemptes de scandales. La corruption s’est amplifiée au sein de l’appareil administratif municipal, les familles des fonctionnaires moscovites comptant parmi les plus riches de la ville. De même, les libertés publiques élémentaires ont été bafouées, y compris le droit de réunion, de manifestation et la liberté des mœurs. Ainsi, rares sont les réunions politiques dissidentes ou manifestations d’opposants qui ont été autorisées, les gay prides ayant été systématiquement refusées. Quasiment toutes les réunions ou manifestations non autorisées se sont terminées par des incidents sanglants avec la police et/ou par des arrestations massives.
Pas de véritable plan d’urbanisme
Les projets de construction grandioses se sont traduits par de nombreuses démolitions, y compris d’immeubles anciens, de relogement forcé des habitant du centre de la ville à la périphérie, parfois avec usage immodéré de la force et par l’érection de nouveaux immeubles dont l’aspect fait rougir de honte les habitants de la ville. Ces projets ont été menés sans véritable plan d’urbanisme. La principale conséquence est la congestion de Moscou, bloquée par une circulation de plus en plus dense.
La ville a été en fait défigurée par un maire qui avait promis de « redonner son aspect originel » à la capitale, certains immeubles anciens protégés ayant été entièrement rasés et reconstruits, souvent avec une grande liberté dans l’interprétation des plans originaux, comme le château de Tsaritsino, ou pas reconstruits du tout, comme l’immeuble de Voentorg, à la place duquel un immeuble de bureaux a été érigé en 2003. Au total, plus de mille immeubles historiques et monuments ont été détruits à Moscou sous la direction de Loujkov. D’autres monuments ont été construits, leur laideur faisant contre eux l’unanimité des Moscovites. Le pire exemple est la sculpture de Pierre Ier de Zourab Tseretelli, convertie d’une sculpture de Christophe Colomb que l’auteur n’a pas réussi à vendre aux pays d’Amérique Latine. Cependant, le plan de développement de la ville jusqu’en 2025, présenté par Iouri Loujkov et adopté par le Parlement russe en mai 2010, vient d’être confirmé par le tribunal de Moscou, ce qui semble exclure des changements majeurs dans l’urbanisme de la ville pour les prochaines années.
Il fut cependant un temps où l’ancien maire jouissait du soutien d’une majorité des Moscovites. C’était avant les années 2000. Loujkov avait alors réussi à s’imposer comme le « sauveur » de la capitale, la faisant sortir des temps obscurs qui ont suivi la chute de l’Union soviétique. Il avait imposé des normes de propreté, construit des logements pour satisfaire la demande de la population, fixé les retraites à un niveau élevé (selon les standards du pays) et ouvert la capitale à la main d’œuvre non moscovite.
Une campagne de déstabilisation
Fort de ce soutien, il a essayé, à plusieurs reprises, de tenir tête au pouvoir fédéral. Sous la présidence de Dmitri Medvedev, Loujkov s’était fait remarqué à deux occasions par des opinions « dissidentes », la première fois pour mettre en question le principe de la nomination des gouverneurs (et des maires des grandes villes) par le Kremlin, la deuxième pour s’exprimer en faveur du projet de construction de l’autoroute reliant Moscou à Saint-Pétersbourg à travers la forêt de Khimki. Cette dernière déclaration avait été immédiatement suivie d’une campagne massive sur les chaînes nationales de la télévision russe visant à décrédibiliser Loujkov. L’ampleur de la corruption de la municipalité, dans l’immobilier en général, et dans les relations avec la société Inteko en particulier. Peu de temps après, Medvedev demandait à Loujkov de démissionner de son poste de maire, et, devant son refus et avec le soutien du gouvernement, notamment du Premier ministre Vladimir Poutine, le destituait purement et simplement. Le même jour, l’ancien maire se retirait du parti au pouvoir, Russie unie, dont il était l’un des fondateurs. Il est aujourd’hui à la tête de la Faculté de gestion des grandes villes de l’Université internationale de Moscou. Il reste à espérer que ses élèves prennent les enseignements de l’ancien maire avec tout le recul nécessaire.