INTERCONNEXION DES CRISES
Dans « l’Orient compliqué », tout se touche. Les factions rivales de l’Islam outrepassent les frontières des Etats. Les ambitions nationales s’appuient sur des forces qui s’exercent à l’échelle de toute la région. Les gouvernements amis des Américains sont divisés, Saoudiens et Jordaniens craignant d’être déstabilisés par la remontée d’un Irak à dominance chiite. L’influence iranienne en Irak emprunte le canal de l’internationalisme chiite. Le manque de transparence qui recouvre toute la zone permet à tel ou tel pays les options les plus contradictoires, par exemple à l’Arabie Saoudite de soutenir les intérêts des Américains tout en étant liée à leurs ennemis les plus féroces. Du Maghreb au Machrek et aux abords de la péninsule indienne, tensions et crises s’alimentent les unes les autres. Par-dessus toutes les oppositions d’intérêt domine le conflit avec Israël, qui nourrit les sentiments antioccidentaux, antiaméricains notamment.
Bush avait une approche globaliste dans ses visées à long terme, et séquentielle dans sa mise en oeuvre pratique ; globaliste en ce qu’il visait à bâtir une coalition de toutes les forces qui s’opposaient à l’Iran, comprenant les pays occidentaux, Israël et les gouvernements sunnites dits « modérés » (entreprise irréalisable alors que l’on n’a pas progressé vers la solution du problème palestinien) ; séquentielle dans son mode d’opération. En caricaturant un peu : On « fait l’Irak » en 2003. Quand on l’aura fait, on « fera l’Iran » - ou la Syrie. Au bout de la route, on aura le Moyen Orient « démocratique » auquel on rêve. Pendant que cette séquence se déroule, inutile de s’occuper du conflit entre les Arabes et Israël. Sa solution sera grandement facilitée au bout du compte si, d’un front à l’autre, l’on va de victoire en victoire. Comme disaient les « néo-cons », « la route de Jérusalem passe par Bagdad. » D’où la série de faux-semblants – « quartet », « feuille de route », qui, loin de rapprocher la solution en Palestine, l’éloignent.
Obama au contraire adopte une approche globale. Celle-ci a d’ailleurs été recommandée dès avant l’élection de 2008 au sein même de l’administration Bush en son deuxième mandat. C’est la politique conseillée par Baker et inscrite dès 2006 dans le rapport Baker-Hamilton. Un Iran hostile était nuisible en Irak et un Iran mieux disposé serait utile en Afghanistan. Sortie de l’isolement, la Syrie, de longue date fascinée par l’idée d’un tête à tête avec Washington, cesserait peut-être d’accroître les tensions en Irak et au Liban. En faisant des efforts sur tous les fronts à la fois, on pouvait espérer dégripper très progressivement les situations bloquées. Bush n’a que peu tenu compte des conseils de Baker. Mais Obama s’est dit prêt à ouvrir le dialogue avec tous, même avec ceux qui se comportent ou se présentent comme les ennemis de l’Amérique, et il a en outre affiché une position générale de disponibilité et de compréhension envers les peuples et les Etats de la région.
La question palestinienne est celle sur laquelle le changement de posture apporté par Obama a été le plus remarquable, avec la demande d’un arrêt total des implantations en Cisjordanie. Nul doute que l’adoption de cette position par le président ait mis un temps sur la défensive ceux qui légitiment leur opposition envers l’Amérique par sa partialité systématique en faveur d’Israël, et les Américains espéraient rendre ainsi plus difficile à l’Iran et à la Syrie de repousser leurs ouvertures. Cependant le sujet des implantations est aussi celui à propos duquel Obama et son administration ont montré le moins de fermeté, puisque, malgré quelques variations embarrassantes, ils se sont contentés d’un « compromis » qui cache mal le rejet par Netanyahu des demandes fortement exprimées par le Président des Etats-Unis.
Peut-on aller vers un règlement de la question palestinienne malgré ce désastreux recul ? Il faudrait être très optimiste pour l’espérer. On en conclura que par contrecoup les chances de l’ouverture tous azimuts sont aujourd’hui nettement moins bonnes qu’elles l’étaient au moment où le discours d’Obama au Caire et ses déclarations sur l’arrêt de la colonisation israélienne avaient produit un effet positif sur les opinions arabes et interpellé les gouvernements des pays modérés.
Cela ne signifie pas que les efforts d’ouverture soient condamnés à l’échec. Du côté syrien, la politique américaine de dialogue et les démarches du roi d’Arabie Saoudite, flatteuses pour l’ego du maître de Damas, ont desserré imperceptiblement le noeud. De toute façon, nul ne considère que ce pays soit voué inexorablement au soutien de positions extrêmes et d’actions violentes. Mais il croit sans doute sage d’attendre, comme il l’a toujours fait, que le moment le plus opportun survienne pour tirer partie des atouts qu’il a en mains : capacité de nuire en Irak, directement, au Liban, par mille moyens, et dans les territoires palestiniens, à travers le Hamas. Comme l’établissement d’un Etat palestinien viable est la dernière chose que souhaite le régime syrien, autant attendre que la situation des territoires occupés soit encore plus dégradée. Pour Bachar Al-Assad, le moment des deals n’est pas encore venu.
En Iran, la crise consécutive à la réélection d’Ahmadinejad a durci le régime, et l’a en même temps affaibli. Dans ces conditions, peut-il conclure ? Au stade actuel, certainement pas. Pourra-t-il jamais le faire ? Les complexités du régime ne le prédisposent pas à des décisions sur des questions aussi cruciales. L’Iran aurait intérêt à maintenir ouverte la possibilité d’un dialogue, qui pourrait lui laisser espérer, à un moment ou à un autre dans le cours du processus de discussion, la reconnaissance par les Etats-Unis et la communauté internationale d’un statut de puissance régionale. Au cours de ce dialogue, pourrait être renouée la négociation nucléaire sur une base nouvelle, par exemple : « tout le TNP, rien que le TNP », ou l’accent serait mis sur l’engagement de non passage à la bombe, avec des conditions strictes pour les activités nucléaires, assorties de possibilités réelles de contrôle avec visites improvisées.
Pourrait aussi s’amorcer une discussion sur le rôle possible de l’Iran par rapport à la guerre en Afghanistan et à la situation en Irak. Mais les partisans de la manière forte, aux Etats-Unis et en Israël, auront beau jeu de mettre en garde contre un étirement indéfini des négociations, qui peut-être gagnerait à l’Iran le temps nécessaire pour passer à la phase proprement militaire de son programme nucléaire.
Le groupe est cependant d’accord pour estimer qu’à l’heure actuelle les risques d’une attaque des forces israéliennes sur les installations de l’industrie nucléaire iraniennes sont faibles. Mais l’attente ne peut durer toujours. Peut-être la minute de vérité viendra-t-elle au terme de cette attente, lorsque la Russie, sommée par l’Ouest de concourir à des sanctions fortement aggravées, et placée ainsi le dos au mur, se résoudra à entrer pleinement dans une négociation à laquelle elle n’a guère fait, jusqu’à présent, qu’assister.
Le processus d’aggravation des tensions qui caractérise l’évolution du Moyen Orient depuis les années 1990 - assassinat de Rabin, seconde intifada, montée des inquiétudes suscitées par l’Iran, attentats du 11 septembre, guerre en Irak, renforcement des mouvements islamistes violents - s’est accompagné d’une baisse de prestige des Etats-Unis et d’un affaiblissement de plusieurs de leurs alliés, notamment l’Egypte et l’Arabie Saoudite. Dans un contexte aussi défavorable, le nouveau président des Etats-Unis a dans l’ensemble pris des décisions opportunes et courageuses. La diplomatie américaine a subi un échec très grave dans ses rapports avec Netanyahu, qu’elle a affronté directement pour en venir rapidement à se résigner. Il est facile de voir que ce revers influe négativement sur l’ensemble de la position américaine au Moyen Orient. Il est à espérer que cet impact ne réduira pas à néant les chances d’une approche globale d’ouverture qui demeure la mieux à même de traiter le complexe de tensions enchevêtrées qui caractérise plus que jamais la situation.
LES CHAMPS QUI RESTENT OUVERTS POUR UNE RESOLUTION DES TENSIONS AU MOYEN-ORIENT
a) IRAN : Dans une perspective optimiste, la négociation des Six avec l’Iran sur le nucléaire, si l’on parvenait à la renouer, pourrait amener ce à quoi une partie de la direction de l’Iran aspire, et à quoi Obama serait prêt, c’est-à-dire une discussion tous azimuts entre les Etats-Unis et l’Iran. Il va de soi que cette négociation ne serait possible qu’une fois établi un accord entre les Six et l’Iran (et l’AIEA) sur le programme nucléaire ou au minimum sur la manière de traiter les problèmes qu’il pose au regard du TNP et des décisions déjà prises par l’AIEA et le Conseil de Sécurité, accord donnant aux négociateurs des six puissances des garanties suffisantes contre un passage à la mise au point et à la fabrication d’armes. Les relations entre la poursuite des négociations Iran/Six et une négociation bilatérale Iran/Etats-Unis seraient assez délicates et devraient être réglées soigneusement, car il faudrait éviter que les arrangements potentiels entre Washington et Téhéran ne se fassent au détriment des intérêts des alliés des Etats-Unis ou des autres participants à la négociation sur le nucléaire (Russie, Chine).
b) SYRIE, LIBAN : La reprise du dialogue, même non chaleureux, entre le roi d’Arabie Saoudite et le président de la Syrie a favorisé la constitution d’un gouvernement d’unité nationale au Liban, ce qui ne met fin, ni à la division du pays en deux camps opposés, ni, en particulier, à la pression exercée par un Hezbollah surarmé. La légère amélioration des rapports de ce pays avec les Etats-Unis et la France permet de parler aux Syriens et, peut-être, de développer les rapports économiques avec eux.
c) IRAK : Les difficultés qui entourent la préparation des élections ont fait apparaître des clivages, particulièrement à l’intérieur de la mouvance chiite et également entre les Kurdes et les Arabes. Ces tensions s’accompagnent d’une certaine recrudescence des violences, laquelle n’entame que marginalement la sécurité rétablie depuis le « surge » des forces américaines. Va-t-elle mettre en cause le calendrier de retrait des Américains ? Un retard se répercuterait sur la situation en Afghanistan, et plus encore sur la perception que l’on en a sur place, en Amérique et dans les pays alliés.
d) ISRAEL, PALESTINE : Blocage, crise profonde de l’Autorité palestinienne, politique du pire jouée par le Hamas d’un côté, par le Premier ministre d’Israël de l’autre, aucun indice favorable n’est à relever dans la situation politique en Israël et dans les territoires occupés. Est-il possible que le Président Obama, exaspéré par l’humiliation subie de la part de Netanyahu, rebondisse et renouvelle plus fortement ses efforts pour un arrêt total des implantations ? Ou alternativement qu’il s’efforce de convaincre Israël de donner un autre signal en se prêtant à une réelle et immédiate négociation sur le statut final de la Cisjordanie et de Gaza, c’est-dire sur la création, sans préalables et sans étapes, d’un Etat palestinien ? On ne voit pas comment croire à une telle entreprise, et moins encore à son succès. Il est clair en tous cas que le Président n’a pas voulu recourir aux moyens de pression, financiers ou autres, dont les Etats-Unis disposent vis-à vis d’Israël.
e) LE ROLE DE LA TURQUIE : Les participants au groupe de travail ont tous noté le rôle actuel et potentiel de la Turquie, qui maintient des relations correctes avec tous les acteurs de la région, y compris l’Iran et Israël, même si un tournant vers une attitude plus critique vis-à-vis de l’Etat juif s’est dessiné nettement dans les derniers mois. L’influence de la Turquie peut se faire sentir sur l’Iran, en Irak, auprès de la Syrie, dont les tentatives de conversation avec Israël ont été facilitées par les bons offices Turcs. A cet égard, le basculement qui paraît s’opérer dans la direction de rapports plus cordiaux avec les gouvernements arabes et d’un éloignement d’Israël, pourrait donner à réfléchir aux gouvernants israéliens, qui devraient peser le risque de perdre le seul pays musulman qui soit leur allié.
3°) LES CHOIX POUR LA FRANCE
On se bornera à quelques remarques.
a) Le positionnement de la France dans les questions soulevées par le problème palestinien n’est pas toujours clair. Elle est ballotée entre une position de principe forte sur la nécessité d’une solution reposant sur deux Etats, et la tentation de montrer par divers gestes qu’elle n’est pas prisonnière d’un parti pris pro-arabe qui a pu être le sien jadis et dont les Israéliens arguent parfois pour récuser toute prise de parole de sa part par rapport au conflit. La difficulté de cette position médiane dans une affaire très émotionnelle comme celle-là, c’est qu’on est constamment tenté d’aller trop loin dans un sens, puis d’essayer de compenser en allant trop loin dans l’autre sens, ce qui crée une sensation de vacillation.
b) Vu le rôle grandissant que la Turquie est appelée à jouer, nous souffrons d’être bridés dans notre approche du Moyen Orient par le manque d’un dialogue confiant avec Ankara. Ceci est évidemment dû à l’extrême rigidité avec laquelle notre politique vis-à-vis de la demande d’adhésion turque est exprimée à l’heure actuelle, et au fait que la singularité de notre position par rapport à nos partenaires apparaît de façon de plus en plus visible.
c) En ce qui concerne le programme nucléaire iranien, notre position, justement guidée par notre attachement à la non-prolifération et par notre méfiance vis-à-vis des dirigeants actuels de Téhéran, nous place en flèche relativement aux autres pays occidentaux. Sur les sanctions, sur les préalables, sur les délais à laisser à la négociation, nous sommes « plus royalistes que le roi ». On s’interroge sur les raisons de cet extrémisme. Cette posture est-elle guidée par des intérêts clairement définis, particuliers à la France ? Est-elle due au désir de montrer à Israël, sur ce point spécifique, que nous sommes sérieux en matière de sécurité ? Relève-t-elle de motifs idéologiques ? Ou de la politique intérieure française ? Provient-elle de la même source que notre timidité impressionnante vis-à-vis de l’idée de désarmement nucléaire ? Sur cet autre sujet, non moins capital, nous apparaissons aussi comme les tenants d’une position de pointe – ou plutôt d’arrière-garde - par rapport à l’évolution générale des esprits dans le monde.
d) D’une façon générale, les positions gouvernementales vis-à-vis de pays comme l’Iran et l’Irak, il n’y a pas si longtemps de la Syrie, ne tiennent pas suffisamment compte des besoins de notre présence et de notre influence dans la région et de nos intérêts tangibles, notamment en matière commerciale et financière, ainsi que des exigences de la concurrence internationale. Dans le passé, au temps des grands contrats avec des régimes comme celui de Saddam Hussein, nous avons pu être accusés d’être « mercantilistes ». Aujourd’hui, nous ne le sommes pas assez.