Les élections européennes de 2014 se caractérisent par une innovation importante en termes de démocratie et de participation des citoyens : pour la première fois, les grands partis européens, à l’exception de l’extrême-droite, ont désigné des chefs de file qui sont aussi leurs candidats à la présidence de la Commission. Autrement dit, si les chefs d’Etat et de gouvernement, chargés de proposer un nom, le moment venu, au vote du Parlement européen, entérinent la procédure mise en place par ces grands partis, ce sont les électeurs européens qui, par leurs suffrages, choisiront le successeur de José Manuel Barroso.
Ils voteront à la fois pour une majorité politique au Parlement européen et pour celui qui la représentera comme président de la Commission, comme ils le font, à l’échelle nationale, au moins dans les régimes parlementaires, en élisant leurs députés et, du même coup, le chef du gouvernement issu de la majorité. En France, la démarche est un peu différente puisque l’élection du président de la République précède celle des députés, mais le résultat est à peu près le même : le choix d’un homme (ou d’une femme) et celui d’un parti vont de pair.
Ainsi les électeurs européens sont-ils invités par cinq des grandes forces politiques à porter à la présidence de la Commission soit l’Allemand Martin Schulz en votant pour les candidats socialistes ou sociaux-démocrates, soit le Luxembourgeois Jean-Claude Juncker en votant pour les candidats conservateurs, soit le Belge Guy Verhofstadt en votant pour les candidats centristes et libéraux, soit le Grec Alexis Tsipras en votant pour les candidats d’extrême-gauche, soit l’Allemande Ska Keller en votant pour les candidats écologistes.
La question est de savoir si les chefs d’Etat et de gouvernement accepteront de se dessaisir de leurs prérogatives en laissant au Parlement européen le pouvoir de choisir le futur président de la Commission. Selon le traité de Lisbonne en effet, si le Parlement européen élit le président de la Commission, il le fait sur proposition du Conseil européen. Celui-ci doit proposer un candidat « en tenant compte » du résultat des élections mais rien ne l’oblige à se rallier purement et simplement au choix exprimé par les électeurs. Si les chefs d’Etat et de gouvernement décident de désigner un candidat issu du groupe majoritaire mais différent du chef de file initialement désigné, ou s’ils préfèrent s’entendre sur une personnalité de compromis en cas de scrutin serré, ils pourront dire qu’ils ont bien « tenu compte » du scrutin, sans aller jusqu’à entrer dans la logique des partis.
François Hollande semble prêt à accepter le choix des partis. Dans la tribune qu’il a publiée dans Le Monde, il n’hésite pas à écrire que « pour la première fois les électeurs, par leur vote, désigneront le futur président de la Commission européenne ». Ce n’est pas, apparemment, l’interprétation que donne Angela Merkel du traité de Lisbonne. A l’occasion de sa rencontre avec le président français, dans son fief de la Baltique, elle a tenu un propos plus ambigu. « Nous ferons tout, a-t-elle dit, pour que le vote des électeurs soit pleinement pris en compte ». Elle n’est pas la seule, parmi les dirigeants européens, à refuser de se lier les mains par avance. Elle souhaite, comme d’autres, que le Conseil européen garde une certaine marge de manœuvre au lendemain du scrutin.
On peut comprendre que des chefs d’Etat ou de gouvernement rejettent ce qu’ils perçoivent comme l’élection du président de la Commission au suffrage universel direct. En renforçant l’autorité du président de la Commission, cette pratique pourrait modifier le fragile équilibre des pouvoirs établi entre les institutions européennes par les textes qui régissent le fonctionnement de l’Union. Elle suggère en même temps un parallélisme discutable entre le mode de désignation des dirigeants nationaux, issus des élections législatives, et celui du président de la Commission, alors même que celle-ci n’est pas le gouvernement de l’Europe.
Est-ce une raison pour refuser une évolution qui va dans le sens d’une plus grande politisation de la Commission ? Non. D’abord parce que l’élection de son président par l’ensemble des Européens n’élargit pas ses compétences, même si elle lui donne plus de poids face à ses différents interlocuteurs. Ensuite parce qu’elle accroît sa légitimité démocratique au moment où la Commission est appelée à exercer d’importantes responsabilités dans la surveillance budgétaire des Etats membres. Après avoir donné aux électeurs l’espoir de choisir eux-mêmes le président de la Commission, il serait extrêmement dommageable pour l’Europe de les décevoir en refusant de respecter leur choix. Si le successeur de José Manuel Barroso n’est ni Jean-Claude Juncker ni Martin Schulz ni Guy Verhofstadt, pour ne citer que les trois principaux postulants, les citoyens qui s’intéressent au scrutin européen se sentiront une fois de plus floués.