Nicolas Sarkozy et la Russie : histoire d’un revirement

Pendant la campagne présidentielle de 2007, le candidat Nicolas Sarkozy s’était engagé à rompre avec la politique complaisante de son prédécesseur. Une fois installé à l’Elysée, il est revenu à ce qu’il est convenu d’appeler une ligne « réaliste », qui place la défense des droits de l’homme au second plan par rapport aux intérêts géostratégiques ou économiques. Nous publions l’analyse de la politique française vue par Natalie Nougayrède, correspondante diplomatique du journal Le Monde, tirée de La Chronique, le mensuel d’Amnesty International. 

 

[2010 est l’occasion d’une « Année croisée France-Russie », organisée par les autorités des deux pays. Elle sera marquée, à Paris et à Moscou, par des manifestations culturelles dont le caractère officiel laissera peu de place aux opinions dissidentes. La section française d’Amnesty International se propose de profiter de cette occasion pour attirer l’attention sur la situation en Russie, autour de quatre thèmes : le Caucase du Nord, le sort des défenseurs des droits de l’homme, la torture et le racisme. Elle a donné le coup d’envoi de cette campagne, le mercredi 13 janvier – jour du Nouvel An russe, selon l’ancien calendrier – en faisant témoigner des journalistes français et russes ainsi que le frère d’un étudiant sénégalais assassiné à Saint-Pétersbourg. François Zimeray, ambassadeur pour les droits de l’homme, a défendu la diplomatie française qui prône une attitude à la fois active et discrète. Selon les militants d’Amnesty International, cette discrétion nuit à l’efficacité de l’action quand, en Russie, des défenseurs des droits de l’homme sont poursuivis voire assassinés, sans que jamais la police et la justice ne retrouvent les coupables. Les éditions Autrement et Amnesty publient par ailleurs un recueil d’articles et d’analyses sur la question des droits de l’homme en Russie sous le titre « Droits humains en Russie ? Résister pour l’Etat de droit ». NDLR ]

 

L’Année croisée France-Russie en 2010 est une bonne occasion pour se poser une question simple : que reste-t-il des propos tenus par Nico­las Sarkozy sur la Russie, lors de sa campagne électorale en 2007 ? Il dénonçait alors le « silence coupable » face aux « 200 000 morts et 400 000 réfugiés des guerres de Tchétché­nie ». Il soulignait que « ce n’est pas parce que la Russie est une très grande puissance que l’on doit s’interdire de dénoncer les violations des droits de l’Homme qui y sont commises ». Face aux assassinats de journalistes en Russie, « la France des droits de l’Homme ne peut se taire », disait-il, en fustigeant une « realpolitik qui brade nos principes d’humanité pour d’hypothétiques contrats ».

Simple posture électorale ? Il s’agissait assurément de se démarquer de la politique menée par Jacques Chirac, qui en 2003 qualifiait la Russie de « modèle de démocratie ». La suite des événements a conforté cette impression de prises de position sans lendemain. Cela a frustré les espoirs de ceux qui pensaient, comme le philosophe André Glucksmann, que les dirigeants français allaient enfin trouver le moyen de traiter avec Moscou sans fouler du pied la défense des valeurs universelles. Dans une tribune publiée par Le Monde, fin novembre 2009, André Glucksmann a exprimé sa désillusion. Il tirait argument du fait que, un an après l’invasion militaire et le démembrement de la Géorgie, Paris envisageait de vendre à la Russie un navire militaire de type Mistral, formidable outil pour le débarquement naval et l’agression de pays voisins. Certes, cette vente n’était peut-être pas une certitude, mais le seul fait qu’elle soit mise à l’étude signalait une forme de renoncement à tous les principes. La France devenait ainsi le premier pays de l’Otan prêt à livrer de tels armements à une armée russe qui s’est surtout distinguée, ces quinze dernières années, par l’ampleur de ses crimes de guerre dans le Caucase.

Des grandes déclarations humanistes de 2007 aux projets de fournitures militaires de 2009, la politique russe de la France semble opérer un virage radical. En y regardant de près, il ne reste plus que quelques nuances pour distinguer l’approche de M. Sarkozy de celle de M. Chirac. Par exemple, le fait que l’actuel président de la République décrive la période soviétique comme un « totalitarisme » - qualificatif jamais employé par Jacques Chirac et qui prend de front l’opinion d’un Vladimir Poutine. M. Sarkozy a aussi insisté à plusieurs reprises sur la « libération » que représentaient pour les peuples « frères » d’Europe centrale et orientale la chute du mur de Berlin et la fin de l’ordre de Yalta. Ce n’est pas un détail, car ce propos engage la lecture de l’Histoire, une histoire que le Kremlin a essayé de réécrire à sa guise, en réhabilitant Staline. À partir de 2007, l’Elysée a aussi voulu nouer avec un certain nombre de pays de l’ex-bloc de l’Est des « partenariats », notamment avec l’Ukraine, alors que M. Chirac délaissait ce terrain pour mieux ménager Moscou.

 De multiples signes ont illustré le glissement de M. Sarkozy vers une politique mettant en exergue la coopération avec Moscou. L’un de ses proches collaborateurs expliquait dès juin 2007 que sa première rencontre avec Vladimir Poutine, à l’occasion d’un G8 en Allemagne, serait « la rencontre du patron de l’entreprise France avec celui de l’entreprise Russie ». On pouvait difficilement être plus clair sur l’évacuation du thème des droits humains au profit d’intérêts économiques ! Quelques semaines plus tard, la firme russe Gazprom acceptait l’entrée de Total dans l’exploitation du gigantesque champ gazier Shtokman, en mer de Barents. D’autres accords négociés à l’automne 2009 entre, d’un côté le géant russe Gazprom, de l’autre GDF-Suez et EDF, ont relevé de la même stratégie. Dans la bataille sur les routes de l’énergie, la France semblait soudain faire fi de la politique officielle de « diversification » des fournisseurs, et abonder dans le sens des stratèges du Kremlin qui veulent accroître la dépendance de l’Europe au gaz sibérien.

 Moscou pouvait se réjouir de pouvoir jouer sur un nouveau facteur de divisions entre Européens. Côté français, une vieille préoccupation semblait à l’œuvre, un grand non-dit, puissant moteur de la diplomatie : la volonté de ne pas être dépassé par l’Allemagne dans la relation avec le grand voisin de l’Est. L’Allemagne, principal partenaire européen de la Russie au plan énergétique et pour les investissements, s’est en effet imposée depuis les années du chancelier Gerhard Schröder (recruté en 2005 par Gazprom), comme la championne du dialogue avec le Kremlin. Le duo germano-russe a suscité des angoisses à Paris, où certains semblent s’être empressés de raviver la mémoire de l’Alliance franco-russe de... 1892. À l’époque, c’était déjà une association biscornue, entre la jeune République française et l’autocratie du tsar Alexandre III. Il était aussi question de coopération au plan militaro-politique, puisque l’aide française permettait à l’armée russe de se moderniser.

Le 23 novembre 2009, l’arrivée d’un navire Mistral dans le port de Saint-Pétersbourg, pour que les militaires et la foule russes puissent l’admirer, a été le signal le plus spectaculaire de cette volonté française de coopérer quitte à le faire avec l’une des institutions les plus violentes et préoccupantes de l’État russe, son armée. Paris cherche à user d’un avantage comparatif par rapport à l’Allemagne. La France a ainsi pris une position de pointe en Europe sur un projet très controversé, mis en avant par le président russe Dimitri Medvedev en 2008, à savoir une refonte de « l’architecture de sécurité » sur le continent. Paris se dit prêt à en discuter au plus haut niveau. Selon certains diplomates il ne s’agit là que d’apporter à moindre coût une satisfaction aux Russes, dont la coopération est par ailleurs recherchée sur des dossiers brûlants comme le nucléaire iranien ou l’Afghanistan. Mais la France s’expose aussi à de multiples critiques, si l’on se souvient que la Russie n’a toujours pas respecté les termes des accords de cessez-le-feu dans le Caucase négociés par M. Sarkozy en août et septembre 2008. Le retrait complet des troupes russes de Géorgie n’a en effet jamais eu lieu, pas plus que le retour des réfugiés ni le libre accès de l’aide humanitaire. En privé, les responsables français constatent que la Russie est un interlocuteur difficile, rétif au multilatéralisme et engagé dans une logique de sphères d’influences en Europe. Discrètement, Paris a apporté un soutien aux défenseurs des droits de l’Homme russes, traqués et menacés de mort dans leur pays. La multiplication des assassinats à caractère politique en Russie n’a plus guère laissé de doute sur l’évolution du pays, mais les milieux officiels français semblent être arrivés à la conclusion qu’il ne sert à rien de s’en alarmer publiquement.

 Le renoncement à la défense des valeurs apparaît total. La diplomatie française s’abrite derrière de multiples considérations pour se justifier, à commencer par une approche qui personnalise à outrance la relation bilatérale : c’est l’espoir que le « réformateur » Dmitri Medvedev s’affranchisse un jour de son mentor malcommode, Vladimir Poutine. Ou encore, le constat des faiblesses intrinsèques de la Russie qui serait bien loin d’avoir retrouvé un rang de puissance à la hauteur de sa rhétorique de matamore sur la scène internationale, crise économique et faiblesses démographiques obligent Enfin, le « redémarrage » des relations américano-russes, décidé en 2009 par l’administration Obama, sert d’alibi pratique aux dirigeants français.

L’effacement quasi-complet du thème des droits de l’Homme dans l’approche de M. Obama a rendu, en l’espèce, la diplomatie française particulièrement suiviste. Le rôle de sonnette d’alarme et de vigilance des organisations non gouvernementales n’en est devenu que plus crucial.