Nous risquons de couler 50 années d’histoire européenne

Au cours d’une discussion organisée à Berlin le 6 avril par The European Council on Foreign Relations, le philosophe Jürgen Habermas a critiqué les élites politiques et notamment le gouvernement allemand pour fuir leurs responsabilités et ne pas redonner aux citoyens le goût de l’Europe. La redécouverte de l’Etat-nation après la réunification allemande détourne Berlin des priorités européennes, estime Habermas. L’opportunisme politique qui a l’œil rivé sur les derniers sondages d’opinion explique aussi ce désenchantement qui n’est pas propre à l’Allemagne. Nous publions ci-dessous en français de larges extraits du discours prononcé par Jürgen Habermas (traduction Boulevard-Exterieur).
(Texte original en allemand : http://www.ecfr.eu/page/-/Habermas%20PDF.pdf)

Les derniers jours de mars ont été dominés par deux grands événements politiques. La défaite des partis de la coalition gouvernementale de Berlin dans le berceau de la démocratie-chrétienne a signé la sortie rapide de l’énergie nucléaire. Deux jours auparavant, le conseil européen avait lié ses décisions sur la stabilisation de la monnaie commune à une initiative en faveur d’une coordination nécessaire depuis longtemps des politiques économiques des Etats membres. Toutefois l’importance de cette avancée de l’intégration politique a été à peine remarquée quand les deux événements proposent un contraste saisissant. Dans le Bade-Wurtemberg un mouvement social a renversé une mentalité bien enracinée sur laquelle les élites industrielles se reposaient jusqu’ alors, après quarante ans de protestation de la part de la société civile. A Bruxelles, après un an de spéculation contre l’euro, a été décidé, derrière des portes closes, un paquet de mesures « pour la gouvernance économique » dont les conséquences occuperont avant tout les juristes, les économistes et les politologues. Nous avons face à face un changement de mentalité imposé d’en bas et une avancée vers l’intégration et la coopération des gouvernements nationaux imposée à court terme par les marchés financiers.

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L’erreur originelle de l’union monétaire

Lors de l’introduction de l’euro en janvier 1999, certains espéraient encore une poursuite du processus d’unification européenne. D’autres partisans [de la monnaie unique] croyaient en la doctrine libérale qui fait plus confiance à l’économie qu’à la démocratie. Ils pensaient que le respect de règles simples pour la consolidation des budgets publics suffirait à créer un rapprochement des évolutions économiques (mesurées en termes de coûts salariaux).

Ces deux attentes ont été dramatiquement déçues. La succession rapide des crises de la finance, des dettes et de l’euro a rendu évidente l’erreur de construction de cet énorme espace économique et monétaire où manquaient les instruments d’une politique économique commune. Les eurosceptiques comme Angela Merkel ont été entrainés contre leur gré par ces contraintes systémiques à faire un pas en direction de l’intégration. Maintenant l’erreur doit être corrigée sur le mode informel de la « coordination ». Cette solution d’urgence a, aux yeux de ses promoteurs, l’avantage de ne toucher à aucun tabou. D’un autre côté, et pour autant qu’elle fonctionne, elle est a-démocratique et destinée à provoquer dans les opinions des différents Etats membres un ressentiment les uns contre les autres.

Les chefs d’Etat et de gouvernement se sont entendus pour appliquer dans leur pays respectif un catalogue de mesures de politique financière, économique, sociale et salariale, qui en fait seraient de la compétence des parlements nationaux (ou des partenaires sociaux). Dans ces recommandations on peut voir l’influence d’un modèle politique qui porte la signature allemande. Je ne m’étendrai pas sur la sage politique et économique d’une austérité imposée, qui menace d’étendre durablement à la périphérie une déflation contre-productive. Je concentrerai mon attention sur le processus. Les chefs d’Etat et de gouvernement veulent contrôler chaque année si leurs collègues ont bien adapté le niveau de la dette, le système de santé, les salaires dans le secteur public, les augmentations salariales dans le privé, l’impôt sur les sociétés et beaucoup d’autres choses encore aux « prescriptions » du conseil européen.

La mauvaise méthode

Ces ententes intergouvernementales sur des politiques qui touchent des compétences centrales des Etats membres et des parlements nationaux n’ont pas de force juridique. Cela conduit à un dilemme. Si les recommandations de politique économique restent lettre morte, les problèmes qui devaient être résolus s’aggravent. Si de fait les gouvernements coordonnent les mesures dans le sens envisagé, ils doivent avoir chez eux la légitimation nécessaire. Cela produit une sorte de clair-obscur entre les pressions d’en haut et la plus ou moins bonne volonté d’en bas d’accepter ces pressions.

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Une autre solution ?

Une solution de rechange ambitieuse consisterait à accorder à la Commission de Bruxelles la mission d’intervenir en respect des règles démocratiques de fonctionnement de l’Union, c’est-à-dire avec le consentement du conseil et du parlement européens. Cela supposerait bien sûr un transfert de compétences des Etats en faveur de l’Union et une telle réforme radicale des traités apparait pour l’instant irréaliste.

Il est vraisemblable que l’eurofatigue amènerait les peuples des Etats membres à refuser un nouveau transfert de compétence même dans le domaine central de l’Union. Mais cette constatation est trop facile si elle revient simplement à dédouaner les élites politiques de leur responsabilité dans l’état pitoyable de l’UE. Le fait que le large soutien pour l’unification européenne est diminué fortement même en Allemagne, ne va pas de soi. Le processus d’unification européenne, qui a toujours été mené par-dessus la tête des peuples est aujourd’hui dans une impasse parce qu’il ne peut pas continuer sans passer du mode bureaucratique actuel à un large soutien populaire. Mais au lieu de plaider pour ce changement, les élites politiques mettent la tête dans le sable. Elles poursuivent leur projet élitiste et continuent de décourager les citoyens européens comme si de rien n’était.

La redécouverte de l’Etat nation en Allemagne

L’unification nationale a provoqué en Allemagne un changement de mentalité qui concerne aussi les bases et l’orientation de la politique extérieure allemande. L’Allemagne est devenue autocentrée. Depuis les années 1990 se développe peu à peu la conscience d’être une puissance moyenne, y compris dans le sens militaire, devenue un acteur sur la scène mondiale. Cette conscience refoule la culture entretenue jusque là de la retenue seyant à une puissance civile qui veut avant tout apporter sa contribution au règne du droit dans la jungle des relations entre Etats. Le changement se manifeste en particulier depuis 2005 dans la politique européenne. L’idée de Genscher d’une « vocation européenne » d’une Allemagne destinée à coopérer se transforme de plus en plus ouvertement en une prétention à voir « une Europe à accent allemand menée par une Allemagne européenne ». Comme si l’unification de l’Europe n’avait pas été depuis le début dans l’intérêt de l’Allemagne. La conscience de porter un héritage moral et historique engage à observer une forme de retenue diplomatique, à prendre en compte des idées et des intérêts de l’autre, à respecter des contraintes de l’histoire et parfois à désamorcer des conflits en acceptant de donner plus que les autres.

La priorité donnée aux considérations nationales n’était jamais apparu aussi ouvertement qu’avec la résistance farouche de la chancelière qui, jusqu’à sa déroute du 8 mai 2009, a bloqué pendant des semaines l’aide européenne la Grèce et le mécanisme de sauvetage de l’euro. Le « paquet » actuel a été confectionné par l’élève modèle de l’économie politique avec si peu de sensibilité que nos voisins, le cas échéant, ne blâmeront plus « Bruxelles » mais le « modèle allemand ». Le jugement du Tribunal constitutionnel de Karlsruhe sur le traité de Lisbonne, qui s’élève contre de nouveaux pas vers l’intégration, en se référant de manière arbitraire aux compétences nationales et qui se place en gardien de l’identité nationale, s’inscrit parfaitement dans cette mentalité « néo-allemande ». Des juristes ont commenté, à juste titre, le jugement du tribunal de Karlsruhe par ce titre ironique : « Le tribunal constitutionnel dit oui à l’Allemagne ».

L’opportunisme sondagier

La nouvelle normalité allemande n’explique cependant pas que dans aucun pays membre de l’Union il n’y ait eu des élections européennes ou un référendum dans lesquels les thèmes nationaux n’aient pas été décisifs. Les partis politiques évitent naturellement de thématiser les questions impopulaires. D’un côté, cela va de soi parce que le but des partis est de gagner les élections. D’un autre côté, il n’est pas indifférent que depuis des décennies les élections européennes soient dominées par des thèmes et des personnes qui ne sont pas déterminants. Le fait que les citoyens se trompent sur l’importance de ce qui se passe loin d’eux à Strasbourg ou à Bruxelles, relève de la responsabilité des partis politiques.

Bien sûr, la politique semble se trouver aujourd’hui dans un état se caractérisant par le renoncement à toute perspective et à toute volonté de changer la réalité. La complexité croissante des décisions à prendre conduit à des réactions à courte vue avec une marge de manœuvre réduite. Comme si les hommes politiques suivaient sans complexe le scénario opportuniste d’un pragmatisme dicté par les sondages, qui s’est libéré de toute conviction. Le moratoire décidé par Merkel sur l’énergie atomique n’en est que l’exemple le plus frappant. Et ce n’est pas Guttenberg [l’ancien ministre de la défense qui a dû démissionner, convaincu de plagiat] mais la chancelière elle-même qui a conduit « la moitié de la République et presque l’ensemble de son parti à mentir » (citation de la FAZ), lorsqu’elle a maintenu à son poste le plagiaire parce qu’il était populaire dans les sondages.

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On trouve à la base de cette attitude ce que le New York Times, après la réélection de George W. Bush, a appelé the post-truth democracy. Dans la mesure où la politique fait dépendre toute son action d’une concordance avec l’état de l’opinion à un moment donné, le processus démocratique perd son sens. Une élection démocratique n’est pas faite pour simplement reproduire un spectre d’opinions données par la nature ; elle doit au contraire refléter le résultat d’un processus public de formation de l’opinion. Les votes exprimés dans l’isoloir n’ont le poids institutionnel d’une codécision démocratique qu’en liaison avec les opinions articulées publiquement qui se forment dans un échange communicatif de prises de positions, d’informations et de principes. Pour cette raison, la Loi fondamentale privilégie les partis politiques qui selon l’article 21 « concourent à la formation de la volonté politique ». L’Union européenne n’aura elle aussi de caractère démocratique aussi longtemps que les partis politiques éviteront de proposer des alternatives aux décisions d’importance capitale.

Le malaise de la classe politico-médiatique

Les médias ne sont pas étrangers au changement déplorable de la vie politique. D’un côté, les politiques se laissent entraîner à une mise en scène d’eux-mêmes à courte vue par la douce pression des médias. D’un autre côté, les médias se laissent contaminer par le caractère éphémère de cet opportunisme. Les prolixes présentateurs(trices) des nombreux talkshows préparent avec toujours les mêmes invités une bouillie intellectuelle qui ôte tout espoir au spectateur qu’il puisse y avoir encore quelques principes qui comptent quand on parle politique.

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Certes, avec notre presse de qualité, nous nous en tirons pas mal par comparaison avec nos voisins. Mais même les principaux médias ne restent pas à l’abri de cette promiscuité avec la classe politique et ils en sont fiers. La preuve en est les stupéfiants applaudissements qu’un hebdomadaire « libéral » ambitieux a prodigués à la chancelière lorsque celle-ci, dans le cas Guttenberg, a « berlusconisé » la culture politique de ce pays. Si elle se voulait un contrepoids à une politique privée de vision, la presse de qualité ne se laisserait pas dicter ses thèmes par la quotidienneté événementielle.

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La redécouverte de l’Etat-nation allemand, la nouvelle mode d’une politique qui s’est livrée sans combat au court de termisme et la fusion de la classe politique et médiatique peuvent expliquer qu’un projet aussi important que l’unification de l’Europe manque de souffle. Mais peut-être est-il erroné de regarder vers le haut, vers les élites politiques et les médias. Peut-être la motivation qui manque actuellement est-elle le produit d’en bas, de la société civile. La sortie du nucléaire est un exemple de la nécessité d’un tenace travail de taupe par les mouvements sociaux afin de concentrer sur des sujets essentiels ce qui apparait comme allant politiquement et culturellement de soi et donc pour déplacer les paramètres de la discussion publique.

D’où vient la motivation ?

Un mouvement social en faveur de l’Europe ne semble pas à l’ordre du jour. Au contraire on observe un dégoût de la politique dont les causes ne sont pas claires. Le diagnostic habituel lie ce malaise aux caractéristiques personnelles et au style des figures de substitution qu’on porte aux nues.

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Naguère, la politique des gouvernements allemands étaient en harmonie avec des perspectives compréhensibles : Adenauer était obsédé par le lien avec l’Occident, Brandt par la politique à l’Est et le Tiers monde ; Schmidt mettait en rapport le destin de la petite Europe avec l’économie mondiale et Helmut Kohl voulait intégrer l’unité nationale dans l’unification européenne. Tous voulaient quelque chose. Gerhard Schröder a plus gouverné que façonné la réalité mais tout de même Joschka Fischer a voulu pousser à une décision sur la finalité, en tout cas sur la direction de l’unification européenne. Depuis 2005, les contours de la politique disparaissent complètement. On ne sait plus ce qui est en jeu. Si c’est plus que le prochain succès électoral. Les citoyens se sentent privés d’une politique aux principes reconnaissables. Ce déficit se manifeste aussi bien par la désertion de la politique organisée que par la disposition nouvelle de la base à se lancer dans des mouvements de protestation, dont le symbole est Stuttgart 21 (les manifestations contre le projet de nouvelle gare à Stuttgart). Pour tel ou tel parti politique, cela pourrait valoir la peine de se retrousser les manches et de se battre sur les marchés pour l’unification européenne.

La renonciation à des « grands » projets n’est pas une fatalité. La communauté internationale ne peut pas échapper à la question du changement climatique, des risques de l’énergie nucléaire à l’échelle mondiale, de la nécessité de réglementer le capitalisme financier ou de la promotion des droits de l’homme dans le monde. Par rapport à l’ampleur de ces problèmes, les questions que nous avons à résoudre en Europe sont presque de taille modeste.