Obama et l’« Afpak » : quelles chances de succès ?

Le Président Obama, après avoir pris le temps de la réflexion et recueilli les avis de bien des parties en présence – à commencer par ses partenaires européens – a indiqué le 27 mars dernier quelle serait sa ligne de conduite à propos du dossier "Afpak" (Afghanistan + Pakistan) avant de venir s’expliquer en Europe à l’occasion du G20 et du Sommet de l’OTAN. Article publié dans le cadre du partenariat entre Boulevard Extérieur et le Centre d’Etudes et de Recherches Internationales CERI/Sciences-Po.

Si on ne peut pas parler de rupture avec G.W. Bush tant le volet militaire reste prépondérant, les inflexions de Baral Obama par rapport à la stratégie de son prédécesseur sont nombreuses. D’abord en termes de buts de guerre, le discours – d’inspiration néo-conservatrice - sur l’exportation de la démocratie passe au second plan : les Etats-Unis sont d’abord en Afghanistan pour empêcher Al Qaïda d’y reconstituer une base depuis laquelle l’organisation terroriste pourrait frapper en Occident. En outre, Barack Obama combine un « surge » militaire qui devrait se traduire par l’envoi de 21 000 soldats américains de plus d’ici la fin de l’été (dont 4 000 chargés de la formation des forces de sécurité afghanes) et des opérations plus politiques. D’une part il met l’accent sur le « nation building » - une formule peu appréciée par les Américains mais en l’occurrence fort pertinente puisqu’il s’agit de bâtir à la fois des institutions et des infrastructures – d’où l’envoi de centaines d’ingénieurs. D’autre part il manifeste la volonté de négocier avec les « talibans modérés » dont Joe Biden, visiblement très influent dans le dossier afghan, s’était déjà fait l’écho au cours des dernières semaines.

Mais l’inflexion principale par rapport à la démarche de George W.Bush concerne l’effort de la nouvelle administration pour resituer la question afghane dans son contexte régional. Le Pakistan revêt ici une importance particulière dont témoignent la formule « Afpak » et le fait que Richard Holbrooke ait été nommé Conseiller spécial en charge des deux pays. Certes, le Pakistan figurait déjà au centre de l’écran radar de George W.Bush, mais cela reflétait surtout son désir de s’en remettre à Islamabad dans la gestion de cette crise, et en particulier à son ami Pervez Musharraf. Or pour Barack Obama, le Pakistan n’est pas seulement un élément de la solution du conflit afghan, mais aussi une composante majeure du problème en raison du double jeu avéré de bien des responsables de ce pays qui entretiennent des relations anciennes avec les groupes islamistes, y compris parmi les Talibans. Il ne s’agit pas pour autant de se couper des Pakistanais mais de conditionner l’aide que leur apportent les Etats-Unis à des résultats tangibles dans la lutte contre les organisations islamistes. Le blanc seing dont Musharraf jouissait grâce à sa relation privilégiée avec George Bush appartient au passé. Le « White paper » accompagnant le discours d’Obama stipule ainsi qu’il se donne entre autres objectifs de « promouvoir l’autorité des civils et un gouvernement constitutionnel stable au Pakistan ». 

Au-delà du Pakistan, c’est tout le voisinage de l’Afghanistan que Barak Obama s’efforce d’impliquer en créant un groupe de contact où devraient être représentés les alliés de l’OTAN et des pays limitrophes – comme l’Iran et la Chine -, mais aussi d’autres parties prenantes au conflit comme l’Arabie saoudite, les pays du Golfe la Russie et l’Inde. Il s’agit là d’une excellente initiative étant donné l’influence plus ou moins directe que ces pays exercent dans la région et sur le conflit.

Quelles sont les chances de succès de ce plan ?

Reconstruire l’Afghanistan avec Karzaï ?

Les opérations de « nation-building », même si les Etats-Unis dépêchent sur place de nombreux experts militaires et civils, dépendront beaucoup des Afghans eux-mêmes et notamment du cadre politique dans lequel ils s’inscriront. Le gouvernement Karzaï fait ici peser une hypothèque dans la mesure où après presque huit ans à la tête du pays il n’a pas été en mesure d’établir une administration digne de ce nom, un échec qui ne s’explique pas seulement par la poursuite du conflit dans le sud et l’est. La police est corrompue et la justice très lente, ce qui laisse une marge de manoeuvre aux Talibans, bien à même de se prévaloir, par contraste, d’une certaine efficacité – notamment en matière de réglement des conflits via un appareil judiciaire parallèle. Au-delà des faiblesses de l’Etat de droit, le frère aîné du président, Mahmoud, semble lié à des éléments mafieux contrôlant notamment une partie du trafic de drogue en Afghanistan. Ce passif explique que Karzaï n’ait pas été considéré d’emblée comme un pilier du dispositif qu’Obama envisageait de mettre en place, pour ne pas dire plus.

Les tentatives du Président afghan, au cours des dernières semaines, pour précipiter le calendrier électoral et assurer ainsi sa réélection n’ont d’ailleurs rien fait pour redorer son blason à Washington. Tout bien considéré, Obama a toutefois décidé de jouer la carte Karzaï lors du scrutin du mois d’août prochain. Mais ce choix a en partie été fait par défaut en raison du peu de temps qui nous sépare de l’élection et de l’absence de candidats alternatifs crédibles. Cette donnée de politique intérieure pèsera sur la dynamique de la reconstruction, notamment en matière d’institutions, qu’il s’agisse de l’armée ou de la police que les Américains voudraient faire passer, respectivement de 80 à 134 000 hommes et de 78 à 82 000 hommes en deux ans – et professionnaliser par la même occasion. L’objectif quantitatif sera peut-être atteint malgré les carences prévisibles des autorités afghanes ; l’objectif qualitatif dépendra largement de leur sens de la bonne gouvernance. 

Négocier avec les Talibans ?

Joe Biden l’avait déjà dit lors de la conférence de Munich en février dernier : l’administration Obama est convaincue que seule une petite minorité de Talibans afghans liés à Al Qaïda souscrit à un agenda terroriste international, le reste des militants étant surtout attachés à recouvrer une part du pouvoir local et pouvant donc se montrer ouverts à des négociations destinés à partager les postes de responsabilité au niveau infranational. Si ce diagnostic est sans doute juste, il ne faudrait pas sous-estimer la capacité de nuisance de la minorité en question et en particulier ses liens avec les Talibans pakistanais. Le Mollah Omar – avec lequel Obama exclut clairement de négocier - semble en effet être parvenu à convaincre les groupes de Talibans pakistanais basés dans la zone tribale de ne plus accorder la priorité à la lutte contre le régime d’Islamabad, mais à réorienter leurs batteries vers l’Afghanistan à l’occasion du déploiement de nouvelles troupes américaines. Il sera bien difficile de neutraliser cette force de frappe pour obtenir la collaboration de « Talibans modérés » qui hésiteront d’autant plus à s’engager dans une négociation qu’ils auront le sentiment que les Occidentaux souhaitent quitter le pays au plus vite, avant que les autres Talibans – voire Al Qaïda - n’aient été désarmés. Or l’accroissement de la force militaire déployée par l’OTAN reste limitée et le retrait de certains pays comme le Canada et les Pays-Bas interviendra dès l’an prochain. Au reste, à ce jour, les seuls contacts qui ont eu lieu, à La Mecque en septembre dernier, ont concerné d’anciens Talibans (dont l’ex ambassadeur du régime au Pakistan, Abdul Salam Zaeef), non des combattants. 

Faire du Pakistan un véritable allié ?

Obama continue de privilégier la carotte sur le bâton vis-à-vis du Pakistan – qui a d’ailleurs accueilli son discours avec un plaisir extrême : conformément au Kerry-Lugar Bill, les Etats-Unis s’engagent à verser 1,5 milliards de dollars par an à Islamabad pendant cinq ans pour promouvoir le développement de ce pays et l’aider à mener la lutte contre les groupes terroristes. C’est que le rôle clé des Talibans pakistanais ayant établi leur QG dans la zone tribale, comme Al Qaïda d’ailleurs, contraint aujourd’hui Washington à collaborer avec les autorités pakistanaises qui peuvent seules ratisser ce terrain, les Etats-Unis n’étant pas en mesure de déployer des troupes en territoire pakistanais en raison de la sensibilité de cette question de souveraineté nationale.

Mais l’armée pakistanaise et l’ISI mènent-ils ce combat de façon sincère ? La veille de la publication du « plan Obama », le New York Times faisait état des confidences anonymes d’« officiels » américains se plaignant des liens étroits que des responsables de l’ISI entretenaient avec les Talibans ; l’un des objets de cette concertation concernait le degré de violence à orchestrer avant les élections afghanes. Les autorités pakistanaises se justifièrent en arguant, non sans candeur, que la pénétration des réseaux talibans était au prix de cette apparente confusion des genres, mais qu’il n’y avait aucun risque de collusion ! Pour échapper au double jeu de l’armée, les Américains peuvent chercher le salut du côté des civils, mais le Président Asif Ali Zardari semble aujourd’hui bien peu crédible. Il a été fragilisé par la mobilisation en faveur du Chief Justice Ifthikar Chaudhury qui avait été démis de ses fonctions par Musharraf et que Zardari ne s’est résolu à rétablir à la tête de la Cour suprême qu’en raison des manifestations de rue, un mouvement dont Nawaz Sharif, le rival de Zardari a eu la bonne idée de rejoindre, ce qui lui donne aujourd’hui une popularité et une légitimité nouvelles.

Ces développements récents pourraient amener à miser sur lui, mais pour l’instant, la proximité de Sharif avec les partis islamiques les inquiètent encore, tout comme son anti-américanisme traditionnels (alors même qu’il s’agit sans doute là d’atouts véritables car, d’une part aucun chef politique ne saurait aujourd’hui plaire aux Pakistanais sans un minimum d’anti-américanisme et, d’autre part disposer d’un canal de communication avec les partis islamiques pourrait être utile pour se garder sur sa droite). Obama a promis de relever les compteurs à intervalles réguliers pour s’assurer de la loyauté du partenaire pakistanais. Une réunion du groupe tripartite Etats-Unis- Afghanistan-Pakistan sur le modèle de celle ayant eu lieu pour la première en février dernier est prévue en mai. Mais quel bâton Washington pourra-t-il manier si le Pakistan ne joue toujours pas le jeu ?

Les aléas du voisinage  

Inscrire la question afghano-pakistanaise dans son contexte régional est une excellente idée à condition que les pays concerné – se rallient à l’agenda américain pour en faire un programme d’action multilatéral :

La Chine peut être tentée de faire pression sur son grand ami, le Pakistan, pour qu’il mène une véritable guerre aux jihadistes si Pékin trouve plus important de soigner son image à l’international, et d’éviter une éventuelle contagion islamiste en zone Ouïghoure, que d’indisposer des alliés pakistanais auxquels les Chinois doivent, aujourd’hui, de fixer l’Inde sur sa frontière occidentale et d’accéder au nouveau port de Gwadar qui débouche sur le détroit d’Ormuz par lequel passent tant de super tankers ; mais il est fort probable qu’elle monnayera d’éventuelles pressions sur le Pakistan sur le terrain économique.

La Russie peut elle aussi être tentée de jouer le jeu pour les mêmes raisons – son image et les risques de contagions aux Tchétchènes. Mais – comme la Chine d’ailleurs – la Russie est susceptible de monnayer son soutien ; surtout si les Etats-Unis en viennent à envisager d’ouvrir une route du nord pour ravitailler ses troupes en Afghanistan sans avoir à passer par le Pakistan ; Moscou paraît en outre hostile à des négociations qui risqueraient de remettre les Talibans en selle.

L’Iran peut saisir l’occasion d’être ramené dans le jeu international légitime à travers le dossier afghan, dont il est partie prenante depuis longtemps – n’a-t-il pas servi de base arrière à de nombreux islamistes (comme Gulbuddin Hekmatyar) qui pouvaient rendre la vie difficile à des Américains dont les Iraniens voient le stationnement à leurs portes d’un mauvais œil ? La motivation de Téhéran à jouer le jeu que lui propose Obama sera d’autant plus grande que le risque d’un retour des Talibans sera lui-même très grand : les Iraniens gardent en effet un très mauvais souvenir de leur régime, fortement anti-chi’ite et de la façon dont ils ont persécuté les Hazaras. Mais Téhéran fera probablement payer très cher son éventuel soutien à Washington, notamment en élargissant sa marge de manœuvre dans le dossier nucléaire.

L’Inde tient certaines des clés les plus stratégiques du conflit afghan, même si la chose est trop peu souvent soulignée. On ne comprend pas l’implication pakistanaise en Afghanistan si on sous estime l’importance qu’Islamabad attache à la présence indienne au-delà de la Ligne Durand (frontière entre l’Afghanistan et le Pakistan). Il aura suffi que New Delhi ouvre cinq consulats en Afghanistan – ce qui paraît de fait excessif - et participe très généreusement à la reconstruction du pays, y compris en accueillant des centaines d’étudiants, pour que le Pakistan se sente encerclé – d’autant plus que de tous les étrangers séjournant en Afghanistan, les Indiens sont sans doute ceux que les autochtones préfèrent. Les Etats-Unis espèrent donc convaincre New Delhi d’adopter un profil bas en Afghanistan et, au-delà, de relancer les négociations sur le Cachemire pour permettre au Pakistan de déplacer les troupes qu’il a massées à la frontière indienne dans la zone tribale. Ce scénario paraît des plus utopiques aujourd’hui tant l’Inde est désireuse de pousser son avantage en Afghanistan, hostile à toute ouverture sur le Cachemire et, au-delà, très critique envers les concessions que l’Occident continue de faire au Pakistan alors que ce pays a permis – voire orchestré – des attentats de plus en plus nombreux et meurtriers en Inde depuis 2001.

Il ne faut pas sous-estimer ici le traumatisme né de l’attentat de Bombay qui, en novembre dernier a fait 172 morts et dont l’origine se trouvait au Pakistan : New Delhi considère que l’Occident n’a pas réagi avec le même sens de la solidarité que l’Inde après le 11 septembre 2001. D’un côté, L’Inde applaudit le discours d’Obama en raison de la main qu’il tend à l’Iran (dont l’isolement n’a jamais été une solution pour New Delhi), en raison du sursis qu’il accorde à Hamid Karzai (un ami de longue date) et répond avec enthousiasme à l’appel des Américains à un engagement accru de ses alliés en Afghanistan. D’un autre côté, le gouvernement indien s’inquiète des concessions faites, une fois de plus diront-ils, au Pakistan (en termes financiers notamment) et de celles que les Etats-Unis s’apprêtent à leur demander sur le Cachemire alors qu’ils ont déjà opposé une fin de non recevoir à David Miliband lorsqu’il a évoqué cette idée il y a quelques semaines lors d’une visite – du coup très orageuse – en Inde. 

Quelle solidarité transatlantique ?

Barack Obama a saisi l’occasion de son séjour en Europe pour exhorter les Européens à faire leur part du travail en Afghanistan. Au-delà du volet civil qui a toujours davantage motivé les Européens, il a rappelé à Strasbourg que la stratégie de l’OTAN comportait une composante militaire. Alors que les Etats-Unis s’apprêtent à faire passer leurs troupes sur place de 74 000 soldats à 95 000 d’ici la fin de l’année, les Européens, eux, ou bien s’apprêtent à plier bagage comme les Hollandais ou bien ne s’engagent que de manière temporaire – pour sécuriser le cycle électoral de l’été – ou pour des actions non combattantes. Au total, les Britanniques ont promis 900 hommes, l’Espagne et l’Allemagne 600 chacune et le France 150 gendarmes au titre d’une Force européenne de gendarmerie qui devrait en compter le double. Au plan financier, alors que l’UE a contribué à la reconstruction de l’Afghanistan à hauteur de 1,3 milliards d’euros depuis 2002, les Etats-Unis en sont déjà à plus de 10 milliards de dollars et s’apprêtent à intensifier leur effort financier par rapport au Pakistan.

L’UE, elle, à Strasbourg, a promis 100 millions de dollars de plus pour la formation des forces de sécurité afghane et 500 millions d’aide humanitaire. Cette disproportion – ajoutée au fait que l’aide arrive rarement à destination – n’a pesé encore que très légèrement sur l’atmosphère de la Conférence de La Haye et du sommet de Strasbourg. Mais qu’en sera-t-il dans quelques semaines ou quelques mois lorsque les victimes américaines se multiplieront – ce que John McCain a annoncé sans risque d’erreur ? L’Afghanistan pourrait bien être alors la première ombre au tableau des relations entre l’Europe et les Etats-Unis.