Il est encore top tôt pour connaître les causes exactes du conflit en Ossétie du sud qui a opposé l’armée géorgienne aux forces russes. S’agit-il d’une erreur d’appréciation du président géorgien pro-occidental Mikheïl Saakachvili ? Le président géorgien a peut-être jugé le moment opportun pour restaurer la souveraineté géorgienne sur une région autonome qui a fait sécession depuis le début des années 1990, avec le soutien de la Russie, après avoir chassé les habitants d’origine géorgienne.
M. Saakachvili avait, au cours des dernières années, avancé de nombreuses propositions en faveur d’une autonomie très poussée de l’Ossétie du sud. Mais le gouvernement séparatiste de Tskhinvali, la capitale de cette petite région de 70 000 habitants, les a toutes repoussées, en maintenant sa revendication d’une fusion avec l’Ossétie du nord, république fédérée de la Russie. A-t-il pensé que, fort du soutien des Occidentaux et notamment des Américains, il pouvait mettre la Russie devant le fait accompli sans risquer une intervention massive de son puissant voisin du nord ? Sous couvert de « maintien de la paix », la Russie entretenait déjà un millier d’hommes en Ossétie du sud.
Les trois démonstrations de Moscou
Ces calculs se sont effondrés parce que Moscou a saisi l’occasion pour avancer d’un seul coup plusieurs pions dans le Caucase. En intervenant massivement en Ossétie du sud contre les forces géorgiennes, le Kremlin a fait au moins trois démonstrations.
D’une part, il a montré qu’il était prêt à saisir toute occasion pour remettre la Géorgie sous tutelle. La Russie n’a jamais vraiment accepté l’indépendance géorgienne, recouvrée en 1991, au moment de la dissolution de l’URSS. Dans les temps modernes, la Géorgie avait été brièvement indépendante après la révolution russe mais les bolchéviks avaient chassé le gouvernement menchévik de Tbilissi en 1921. Pour Moscou, la Géorgie a une importance stratégique -elle est devenue un nœud dans le réseau de gazoducs et d’oléoducs qui amènent l’énergie de la mer Caspienne vers l’Ouest via la Turquie, en contournant la Russie-, et une importance symbolique : parmi les républiques du Caucase, elle revendique le plus ouvertement son appartenance à l’Occident, son alliance avec les Etats-Unis et sa volonté d’adhérer à l’OTAN.
Deuxième démonstration : la Russie montre, au-delà du cas géorgien, à tous les Etats ex-soviétiques tentés par le rapprochement avec l’Ouest que ce mouvement mène à une impasse. Non seulement il ne dissuade pas la Russie d’intervenir militairement pour défendre ses intérêts contre les pays récalcitrants, mais l’allégeance à l’Occident ne pousse pas les Etats occidentaux à voler au secours de leurs nouveaux alliés. Les Occidentaux ne se battront pas pour Tbilissi ; ils n’affronteront pas la Russie pour sauver la Géorgie et ils feront même preuve d’une grande prudence diplomatique. Mis dans la position de devoir choisir entre la Russie et la Géorgie, leur choix sera vite fait.
Troisième démonstration : le Kremlin fait payer aux Occident aux le soutien qu’ils ont apporté à l’indépendance du Kosovo. Si la souveraineté nationale est une notion relative dans les Balkans, elle l’est aussi dans le Caucase. En soutenant l’indépendance du Kosovo contre la Russie et la Serbie, les Occidentaux, dit-on à Moscou, ont ouvert une brèche dans le droit international, fondé sur le respect de la souveraineté des Etats et leur intégrité territoriale, et leur décision se retourne maintenant contre eux. Il n’est pas difficile d’arguer que la situation au Kosovo est différente de celle de l’Ossétie du sud ou de l’Abkhazie mais il n’en demeure pas moins que les Russes vont développer ce thème à satiété.
"Conflits gelés"
Cela dit, il n’est pas sûr que les Russes aient eu intérêt à déclencher les hostilités. Ils ont plutôt saisi un prétexte qui leur avait été imprudemment offert. L’existence de ces « conflits gelés » leur convenait parfaitement. Ils pouvaient pratiquer l’annexion rampante de l’Ossétie du sud et de l’Abkhazie et se draper dans le respect des principes internationaux tout en engrangeant les bénéfices politiques. Ils n’ont officiellement pas reconnu l’indépendance de l’Abkhazie ni accepté l’annexion de l’Ossétie du sud mais en même temps, ils ont généreusement distribué des passeports russes à tous les Ossètes et à tous les Abkhazes qui en faisaient la demande (ce qui, entre parenthèses, permet au Kremlin de justifier son intervention armée par le secours apporté à ses concitoyens). Et ils exerçaient le pouvoir, directement à Tskhinvali (capitale de l’Ossétie du sud), indirectement à Soukhoumi (capitale de l’Abkhazie).
Toutefois, si les « conflits gelés » se dégèlent, la Russie ne peut pas tolérer que ce soit à son désavantage dans ce qu’elle considère comme sa zone d’influence.
Les scénarios pour demain
Quelle peut être la prochaine étape ? Une hypothèse paraît exclue : le rétablissement de la souveraineté géorgienne en Ossétie du sud comme en Abkhazie. Reste l’annexion ouverte de la part de la Russie. En visitant Vladikavkaz, la capitale de l’Ossétie du nord, pendant les combats, Vladimir Poutine a déclaré que Saakachvili avait « porté un coup mortel à l’intégrité territoriale de la Géorgie ». Autrement dit, c’en est fini de la légitimité de la revendication géorgienne sur l’Ossétie du sud (et sur l’Abkhazie). Toutefois, le dépeçage de la Géorgie ouvrirait une crise grave avec les Occidentaux qui n’est sans doute pas dans l’intérêt de Moscou. C’est pourquoi l’issue la plus probable du conflit est un resserrement des liens entre la Russie et les régions séparatistes de Géorgie et un chantage permanent sur Tbilissi de la part du Kremlin. Réélu au début de l’année après avoir été contesté dans la rue par une opposition qui lui reprochait son penchant pour le pouvoir personnel, Mikheïl Saakachvili n’aura plus qu’à se soumettre ou se démettre.