Paris-Berlin, deux visions de l’Union

L’Allemagne et la France sont-elles capables d’unir leurs efforts pour engager enfin la refondation de l’Union européenne à laquelle les deux pays disent aspirer ? A quelques semaines du Conseil européen qui réunira les 28 et 29 juin à Bruxelles les chefs d’Etat et de gouvernement, la Maison Heinrich Heine organisait, mardi 16 avril, un débat sur cette question, auquel participaient deux journalistes allemands, Thomas Hanke, correspondant du Handelsblatt à Paris, et Günter Nonnenmacher, ancien coéditeur de la Frankfurter Allgemeine Zeitung (FAZ). La discussion était animée par David Capitant, professeur de droit et président de l’Université franco-allemande.

Emmanuel Macron et Angela Merkel
Financial Tribune

Lors de l’élection présidentielle française, en mai 2017, Emmanuel Macron était le seul candidat vraiment pro-européen. Son adversaire au second tour était la plus eurosceptique et même la plus anti-européenne de tous Marine Le Pen. Les Allemands, peu habitués au système électoral français, craignaient en la voyant très haut dans les sondages qu’elle ne l’emportât au second tour. Ils furent très satisfaits de voir Macron gagner… Et pourtant, en Allemagne, au cours du long processus de formation de la coalition gouvernementale, après que Merkel eut été élue pour un quatrième mandat, la question de l’Europe n’a pas joué un rôle important.
« Elle n’a même joué aucun rôle dans la campagne électorale » affirme Günter Nonnenmacher, ce qui est surprenant lorsqu’on sait que le candidat du SDP, Martin Schulz, était l’ancien président du Parlement européen qui a quitté ce poste pour mener son parti aux élections fédérales allemandes en 2017. Il a échoué, il a mis l’accent davantage sur la justice sociale, et les candidats ont peu parlé de l’Europe – sauf la très eurosceptique Alternative für Deutschland, dans un sens tout à fait opposé. On aurait pu s’attendre que les Libéraux s’y attachent, mais le parti de Genscher appartient à l’histoire, et celui de Christian Lindner a tué la coalition possible du parti de Merkel avec les Libéraux et les Verts, les seuls à rester des Européens réalistes car la gauche allemande, estime Nonnenmacher, a de l’Europe une vision un peu utopique.

L’Europe de Merkel contre celle de Macron

Angela Merkel, bien sûr, reste européenne. Mais son Europe n’est pas vraiment celle d’Emmanuel Macron. Elle déclare être contre l’Europe comme « Transferunion », c’est à-dire contre la solidarité accrue qu’implique le programme de Macron. Est-ce une « vision plus prudente » de l’Europe ? Non, pour Thomas Hanke, la vision de la chancelière et des politiques allemands n’est pas si prudente. Les « papiers Schäuble-Lamers » dès 1994 proposaient une Europe à deux vitesses. Le noyau dur de cette Europe autour de la France et de l’Allemagne, fondé sur la monnaie unique, appellerait à renoncer à une partie de leur souveraineté les États « prêts à aller plus loin dans leur coopération et dans l’intégration et capables de la faire […] sans être bloqués par le veto d’autres États-membres ». La France, alors, n’avait pas répondu à la proposition allemande.
Pour Günter Nonnenmacher, les différences d’approches de la France et de l’Allemagne sont peut-être complémentaires : la France se voit comme une avant-garde que les autres vont suivre, l’Allemagne veut englober les petits pays dans une marche à petits pas, tout en les flattant doucement.

L’Allemagne n’est pas la force qu’elle croit être

Thomas Hanke pense d’ailleurs que l’acceptation de la monnaie unique chère à François Miterrand, l’euro, n’a pas été le prix à payer pour l’unification allemande, mais qu’elle a été dictée par la nécessité de soutenir le marché européen. Ce qui a changé désormais, estime-t-il, c’est qu’aussi longtemps que la France ne bougeait pas, ne réformait pas son budget, les Allemands pouvaient rester en retrait. La situation n’est plus la même.
L’Allemagne seule n’est la grande force économique qu’elle croit être. La coalition – qui n’est pas si grande – est composée de trois partis qui ne savent pas très bien où ils doivent aller. Quelque chose a peut-être changé en Allemagne. Certains hommes politiques ont une illusion de richesse. Ils croient que la force de l’Allemagne seule explique que le pays va bien. Mais si vous enlevez la zone euro, et l’Europe, l’Allemagne ne va pas bien. Volkswagen et Porsche produisent partout dans le monde et notamment en Chine.
Les hommes politiques allemands hésitent mais les économistes français et allemands semblent d’accord pour une relance déterminée des politiques dans la zone euro, comme le suggèrent 14 économistes français et allemands dans un texte, publié sur le site de Telos, appelant à "réconcilier solidarité et discipline de marché ». Pour Thomas Hanke beaucoup de choses positives ont déjà été mises en place. Il y a pratiquement déjà un budget de la zone euro, et il faut maintenant transformer le « mécanisme de stabilité » en un fonds monétaire européen, pour plus de stabilité, et l’intégrer dans les traités. Et l’Allemagne est disposée à payer davantage pour ce fonds, estime-t-il. La défense aussi est un domaine ou des coopérations sont devenues possibles.
L’accord entre les économistes français et allemands donne de l’espoir, et c’est le moment de parler clair, dit Thomas Hanke, le moment où la France doit exprimer clairement ses critiques envers la politique allemande, sans timidité devant la puissance économique dominante.

Ne pas « dubliniser » les îles

La politique n’est pas seulement rationnelle, souligne David Capitant, affirmant l’importance pour l’Europe de la question des réfugiés et de l’ouverture des frontières. Pour Günter Nonnenmacher, ce sont d’abord les accords de Dublin qu’il faut mettre en cause : l’Allemagne n’a pas de frontières sur la Méditerranée, et elle a laissé l’Italie, la Grèce –et même les Hongrois – bien seuls... la répartition des réfugiés a été demandée par la chancelière pour demander la solidarité de pays avec lesquels elle n’est pas solidaire. Et les Italiens ont alors mis des réfugiés dans des trains pour les envoyer en Allemagne !
Les Européens sont inquiets. Est-ce que l’Europe va rester l’Europe ? La question de l’islam fait peur dans certains quartiers, dans certaines villes d’Allemagne, comme Essen, les gens ne se connaissent plus, ils n’y a plus de magasins locaux mais seulement des produits turcs, se plaignent-t-ils.
Les migrations mondiales deviennent de plus en plus importantes, et ne vont pas cesser, notamment du Sahel vers le « paradis » européen. Mais peut-on continuer à construire des murs aux frontières, comme l’ont fait la Croatie ou la Bulgarie ? Les hommes quittent leur pays, ils marchent, ils montent sur un bateau – et : faut-il se protéger ? faut-il tirer ? Ce n’est pas dans l’esprit européen. Fermer les sources de l’immigration en investissant en Afrique, c’est une bonne idée, mais ce n’est pas pour demain, ni après-demain. Répondre au challenge des migrations en conservant la démocratie libérale, c’est le défi posé à l’Europe.

Pas de Sozialstaat sans limites

Tout le problème est que le Sozialstaat –Etat de droit et sécurité sociale – ne peut exister que s’il a des limites. Il est miné par la globalisation. La concurrence, surtout avec les pays sans protection sociale, naturellement – tire les salaires vers le bas, menace les acquis sociaux. Partis populaires et syndicats veulent éviter la pression des migrants sur les salaires, une pression déloyale à leurs yeux.
Surgit alors la tentation protectionniste. Pas seulement du côté de chez Trump. Est-ce que l’Europe sera capable de devenir cette « Europe qui protège » dont parle volontiers Emmanuel Macron, pourra-t-elle par exemple trouver une solution à la taxation des grandes entreprises internationales ?
Vis-à-vis de la Chine, il y longtemps eu un malentendu entre la France et l’Allemagne. Les Allemands critiquaient chez les Français une forme de protectionnisme que de récents déboires leur ont permis de comprendre. Il y a désormais une certaine convergence des politiques vis-à-vis de la Chine entre le France et l’Allemagne. On demande désormais aux investisseurs chinois de suivre certaines règles, en particulier d’avoir une politique sociale et de respecter la propriété intellectuelle.
L’Europe peut-elle protéger ? Oui, mais elle le fait un peu sans en parler. Il faut trouver des règles pour protéger. Il faut faire respecter les règles de l’OIT. Il n’y a pas de « libre-échange ». Il faut construire une Europe qui protège. On n’a jamais, dans l’histoire de l’humanité, empêché les flux migratoires, dit Thomas Hanke. Nous exportons nos produits et exportons notre chômage. On peut freiner le flux, protéger mieux, mais cela doit se faire sur les plans du commerce, de la propriété intellectuelle et de l’investissement.