Politiser l’Europe

Pour tenter de mettre fin au « désarroi européen », l’Union européenne doit, selon le politologue Thierry Chopin, clarifier ses objectifs en produisant un « récit commun » de son avenir.

Soixante ans après avoir donné naissance à une communauté économique et politique qui a changé la face du vieux continent, le projet européen est-il à bout de souffle, voué à l’impuissance et à l’échec ? « L’Europe serait-elle condamnée à disparaître ? », demande Alain Frachon dans Le Monde du 9 juillet, en faisant état de la désillusion de plusieurs observateurs qui tiennent pour quasi irréversible le déclin de l’Union européenne en tant que puissance économique et politique singulière. La raison de ce sombre diagnostic, selon l’éditorialiste du Monde, tient en constat simple : « Les Européens ne s’entendent pas sur ce que doit être l’Union ».

Paradoxalement, au moment où les Vingt-Sept opposent un front (presque) commun à la crise financière et mettent en oeuvre le traité de Lisbonne, destiné à renforcer la cohérence de leur action, de nombreuses voix s’élèvent pour déplorer la faiblesse de l’Europe et s’inquiéter de son inexistence sur la scène internationale.

A quoi sert l’Europe ?

Directeur des études de la Fondation Robert-Schuman, le politologue Thierry Chopin parle d’un « désarroi européen ». Dans un article de la revue Commentaire (n° 129, printemps 2010) puis au micro de la radio Fréquence protestante (Parcours européen, 17 juillet 2010), il estime qu’en dépit de ses efforts l’Europe ne parvient pas à énoncer clairement à quoi elle sert.

« La question de l’utilité, précise-t-il, entretient un lien avec la question de la légitimité ». Pourquoi cette crise de légitimité ? Parce qu’il manque à l’Europe, selon lui, un récit qui lui donne sens. A quoi sert l’UE ? On invoque en général deux arguments. Le premier est celui de la pacification et, en particulier, de la réconciliation entre les ennemis de la deuxième guerre mondiale. Le second est celui de la mondialisation et de la nécessité pour l’Europe de s’unir face à la concurrence des autres puissances.

La paix et la mondialisation

Ces justifications demeurent, affirme Thierry Chopin, mais elles ne suffisent pas. Le thème de la paix, aussi important soit-il, ne permet plus de mobiliser les jeunes générations, notamment dans les pays fondateurs. Et celui de la réponse à la mondialisation, qui pourrait s’y substituer, ne fait pas l’objet, de la part des élites politiques, d’un récit susceptible de le porter d’une manière forte. L’Europe engage certes des politiques sectorielles (énergie, environnement, défense, agriculture) mais celles-ci, selon Thierry Chopin, ne s’inscrivent pas suffisamment dans une perspective globale, ce qu’il appelle une « mise en récit ».

Il en veut pour preuves, entre autres, ce qu’il désigne, après Pierre Rosanvallon, comme une « panne des mots », c’est-à-dire la difficulté de nommer cet « objet politique non identifié » qu’est l’Europe selon Jacques Delors. Faut-il parler d’une fédération, comme Jacques Delors lui-même, qui définit l’UE comme une fédération d’Etats-nations ? Mais le mot ne plaît pas à tout le monde. Une union ? Le risque n’est-il pas alors de produire une unité « fictive » ? De même parle-t-on de l’élargissement de l’UE, en suggérant une extension indéfinie de son périmètre, qui fait peur à beaucoup d’Européens. Il est donc nécessaire, soutient le politologue, de s’entendre sur une vision commune, un « message partagé », afin d’accomplir l’indispensable «  travail de clarification et d’énonciation du projet européen ».

La diversité des cultures nationales

L’enjeu est de surmonter la diversité des cultures nationales, qui s’exprime notamment dans la diversité des rapports à la construction européenne. Thierry Chopin distingue quatre attitudes. Il emprunte à Zbigniew Brzezinski, l’ancien conseiller de Jimmy Carter, les termes de « réincarnation » et de « rédemption » pour désigner les conceptions respectives de la France et de l’Allemagne et y ajoute ceux de « sublimation » (applicable aux anciennes dictatures, du Sud comme de l’Est) et d’ « optimisation » (pour la Grande-Bretagne). 

Pourtant ces divergences n’ont pas empêché les Vingt-Sept, face aux crises, de se montrer « capables, d’une manière momentanée, d’unité collective ». L’objectif doit être de rendre durable cette capacité d’unité. Pour y parvenir, Thierry Chopin appelle à faire vivre la « dimension politique » de l’Union européenne. La justification par les résultats ne suffit plus, dit-il. Un nouveau « logiciel » est requis depuis que l’Union européenne a changé de nature – avec le traité de Maastricht d’abord en 1992, avec l’adhésion des pays d’Europe de l’Est ensuite en 2004 et 2007.

Le compromis négocié

Désormais l’Europe ne peut plus être ce que Pierre Rosanvallon appelle une démocratie « impolitique ». Il est urgent de « politiser » l’Union européenne, ajoute Thierry Chopin, c’est-à-dire de « produire une vision et un récit communs de son avenir afin de combler le déficit de sens qui l’affecte ». Cela passe notamment par l’ouverture de débats publics sur les divergences entre les Etats membres. « L’exposition des divergences et la gestion civilisée des désaccords par le compromis négocié ne sont-elles pas deux conditions de la politique démocratique ? », demande l’auteur. Cette démarche apparaît comme la seule manière, selon lui, de rendre l’Europe intelligible aux citoyens et de clarifier les objectifs qui semblent aujourd’hui leur échapper.