A l’heure de la rénovation des relations entre la France et l’OTAN, la question fondamentale n’est pas de se demander s’il faut être ou ne pas être dans l’Alliance atlantique, alliance conçue à une époque révolue ! Avec le 21ème siècle naît une nouvelle géopolitique. Les instruments stratégiques, que sont la force de dissuasion et les alliances qui contribuent à la sûreté stratégique et donc à la sécurité politique d’un pays comme le nôtre, doivent être revus à la lumière d’événements qui pourraient se produire dans un monde plus instable et imprévisible, qui aura bientôt 8 milliards de terriens, et où les dépenses militaires croissent fortement (plus 50% en dix ans).
La dissuasion nucléaire n’est pas dépassée. Mais ses conditions d’exercice sont en passe d’être profondément transformées face à la pression croissante des énormes masses politiques et spirituelles de l’Eurasie dotées d’armes de destruction massive. Nous ne pouvons pas rester indifférents à la gigantesque redistribution des cartes stratégiques qui, dans les années futures, affecteront notre sécurité.
Nouveau contexte, nouveaux dangers
Si l’on s’en tient aux écrits des pères de la dissuasion, les généraux Pierre-Marie Gallois et Lucien Poirier, la dissuasion du faible au fort, qui a prévalu en France jusqu’à récemment, est fondée sur l’égalité entre le crime et le châtiment pour le faible et sur la disproportion entre l’espérance de gain et le risque pour le fort, sous réserve que les deux antagonistes partagent la même rationalité. C’est-à-dire qu’il faut que la contre-menace dévalue dans l’esprit de l’Autre tout l’intérêt de son attaque. Dans ce cas, la dissuasion fonctionne si l’enjeu est l’appropriation du faible par le fort, mais par contre elle ne peut fonctionner dans le cas où l’enjeu est la destruction du faible. Or, sur l’échiquier mondial de la première moitié du 21ème siècle, les risques d’appropriation de la France par un fort sont devenus improbables. En revanche, parmi tous les risques que la France devra affronter, le risque de destruction, qui n’est pas improbable aujourd’hui, pourrait croître fortement lorsque les colosses euroasiatiques seront en situation de disputer l’hégémonie aux Etats-Unis. A ce moment-là, ces colosses pourraient, en cas de conflit mondial, s’aventurer au-delà du champ borné de la raison occidentale, en acceptant le risque de représailles.
La France, comme membre de l’Alliance, pourrait alors ne pas échapper à ce conflit, soit que nous soyons attaqués par l’un des adversaires des Etats-Unis qui voudrait utiliser dans sa lutte notre territoire ou nos moyens (notamment outre-mer), soit que nous soyons attaqués ou détruits à distance par un des belligérants qui voudrait empêcher les Etats-Unis de se servir de notre sol ou de ses ressources.
A l’heure des missiles balistico-nucléaires, comment notre pays pourrait-il alors échapper à cette menace puisque ni la distance ni le temps ne le protégent plus ? Et que notre arsenal thermonucléaire actuel ne suffirait pas, non plus, à lui seul, à protéger la France contre les risques d’un écrasement sous les « bombes » ! Notre force de dissuasion n’est pas plus efficace ni plus crédible que la force de dissuasion américaine, face aux risques que pourraient prendre les énormes masses politiques et spirituelles de l’Eurasie.
"Grande muraille" nucléaire américaine
Face à ces risques, les Etats-Unis jugent que ni leur glaive nucléaire seul, ni un bouclier antimissile seul, ne suffiraient à leur assurer la sûreté stratégique. Leur bouclier sera capable, dans un premier temps, de neutraliser une salve d’une vingtaine de missiles balistiques et, à plus long terme, grâce à l’emploi d’armes laser et d’intercepteurs Multiple Kills Vehicules (MKV), de neutraliser une salve de près de 1000 missiles, avec une efficacité quasi totale dans le premier cas, et qui, dans le second cas, pourrait limiter la destruction de la population américaine à quelques pourcents. Ce qui est très loin des 160 millions de morts en six heures que pourraient connaître les Etats-Unis sans le bouclier. Pour rétablir la parité des vulnérabilités entre eux et l’Autre, ils se dotent, par eux-mêmes et pour eux-mêmes, d’une Grande Muraille nucléaire, en conjuguant l’emploi virtuel d’un glaive nucléaire et d’un bouclier antimissile multicouche pour profiter du cumul possible de leurs bienfaits dissuasifs. La hauteur de ces remparts dissuasifs accroîtra considérablement le degré d’incertitude chez l’adversaire et devrait donc le priver par là même de ses marges de liberté d’action.
Si la volonté de défense des Français donne à nos armes leur valeur dissuasive et défensive, n’oublions pas que la dissuasion fonctionne aussi parce que l’Autre pense que notre arsenal thermonucléaire est jugé par lui suffisamment crédible pour lui causer des dommages intolérables. Mais c’est l’Autre qui fixe le seuil acceptable pour lui-même des dommages qu’il pourrait connaître en cas de représailles de notre part et non par ce que nous nous en pensons. C’est l’Autre qui pèse le pour et le contre, à la lumière de sa géographie, ses intérêts, son régime, son opinion publique, ses valeurs, ses préjugés, ses craintes et ses erreurs, avant d’engager ou non son action militaire. C’est pourquoi, si nous ne renforcions pas notre instrument stratégique dissuasif, comme le font les Etats-Unis, nous pourrions être entraînés dans une spirale infernale.
Scénario catastrophe
En effet, que ferions-nous dans le cas où l’Autre, par une première frappe, venait à détruire Marseille et Strasbourg, à l’aide de 3 ou 4 missiles, à titre d’avertissement ? Peut-on imaginer un peuple d’Europe qui, ainsi attaqué, serait néanmoins unanime pour riposter atomiquement quitte à s’attirer d’effroyables représailles ? A tous n’apparaîtra-t-il pas plus sage d’accepter la perte des quelques agglomérations déjà atomisées à titre d’exemple et de négocier pour sauver le reste ? A quoi servirait une riposte nucléaire qui ne pourrait priver l’adversaire de moyens d’achever son œuvre de destruction ? A quoi bon raser certaines de ses citées si, décidé à venger ces destructions, il écrasait alors le pays ayant riposté à coups de « massue thermonucléaire », comme le dit le général P M. Gallois ? La raison commanderait que l’on rengaine les mégatonnes et que l’on discute d’un nouveau modus vivendi, la politique de dissuasion ayant alors totalement échoué. Et le recours à la capitulation serait d’autant plus logique et plus probable, que la disproportion des forces serait plus grande entre l’assaillant et l’assailli.
Voilà pourquoi, en cas d’attaque limitée sur le sol français, il faudrait éviter au président de la République de devoir prendre, sous la pression de l’opinion publique et sans justification morale et politique, la décision d’exterminer, en représailles, des dizaines de millions de civils. Voilà pourquoi, il nous faudrait empêcher cette première frappe d’avertissement grâce à l’emploi d’un bouclier antimissile multicouche. Mais la France seule n’a pas les moyens de s’en doter, ni d’ailleurs aucun des membres de l’Union européenne. Seule, l’« Europe-Unie » pourrait leur offrir le salut qui garantirait leur indépendance. Mais quoi ! Serait-ce trop de demander 200 euros à chacun des 500 millions d’Européens pour réaliser un bouclier de l’Union ? Ils se leurrent ceux qui pensent que le 3ème site de lancement de missiles ABM américains, qui sera implanté en Pologne, protégera l’Europe. Ce site est conçu pour protéger d’abord les Etats-Unis !
Guerre totale et fragilité des alliances
Quant au concept d’alliance, a-t-il encore un sens aujourd’hui ? En 1949, l’enjeu, qui justifiait l’Alliance atlantique aux yeux des Européens, était le risque d’appropriation des pays de l’Europe de l’Ouest par l’Union soviétique. Or, pour les membres de l’Union européenne, en cette première moitié du 21ème siècle, le risque d’appropriation décline fortement au profit du risque de destruction nucléaire. Dans ce cas, comme le dit le général Gallois, les alliances perdent certaines de leurs vertus dès lors qu’aucune nation, menacée de destruction, ne mettra en jeu sa survie pour une autre devant l’ennemi commun. C’est-à-dire, sans pour autant contester l’utilité des alliances, celles-ci ne sauraient traduire une totale identité d’intérêts dans un ensemble d’obligations réciproques et nécessairement contingentes. Gallois ne conteste pas que les politiques des Occidentaux n’aient certains intérêts communs et ne le reconnaissent. Il pense, comme le dit Poirier, que cette communauté s’évanouit devant le danger mortel mettant en cause la survie de celui qui, le premier, se trouverait sur le chemin de l’agresseur.
En effet, à l’ère thermonucléaire et des conséquences inouïes, c’est une illusion de croire que, dans le cadre de l’Alliance atlantique, les États-Unis accepteraient automatiquement les risques d’une guerre totale qui consommerait leur substance nationale, afin de défendre leurs alliés. À l’ère des armes balistico-nucléaires, les deux interventions américaines effectuées, au cours des deux guerres mondiales, pour défendre leurs alliés, se produiraient trop tard ou pas du tout.
Intérêts vitaux et Europe de la défense
Certes, l’Europe de la défense ne se conçoit pas en dehors de l’Alliance atlantique. Mais l’état de dépendance entre partenaires ne renforce ni la solidarité au sein de l’Alliance, ni la prise de conscience des responsabilités et donc ni la sûreté stratégique. Ce renforcement passe par le « pilier européen de l’Alliance ». Non pas par un élargissement prématuré à la Géorgie et à l’Ukraine, car il conviendrait, au préalable, de sortir la Russie de son isolement stratégique, mais par la dotation d’instruments stratégiques européens, seuls à même, de permettre à l’Union d’échapper par la dissuasion à certaines grandes guerres et si, elle n’y échappe pas, d’y participer aux meilleures conditions. En effet, c’est à une grande œuvre de conversion qu’il faut s’atteler pour que certains membres de l’Union abandonnent l’idée que tout effort militaire de leur part est inutile, ou que d’autres renoncent à la conviction que la paix, même en capitulant, vaut mieux que la guerre (le « plutôt rouge que mort » à l’époque soviétique). A tous, il faut faire comprendre que ce n’est plus pour une question de liberté de choix de philosophie de vie, mais bien pour une question vitale pour eux et nous, qu’il s’agit de prendre de nouvelles dispositions stratégiques.
Bref, comme il faut vingt ans pour disposer des « Remparts de la Liberté », c’est maintenant qu’il conviendrait que Nicolas Sarkozy pose la question à ses partenaires européens Angela Merkel, Gordon Brown, Silvio Berlusconi, José Luis Zapatero et Lech Kaczynski.