Pour un renouveau de l’Europe

« Aux Etats la rigueur, à l’Union la croissance et le dynamisme ». Cette phrase de Tommaso Padoa-Schioppa, ancien président de Notre Europe, résume l’appel lancé par Jacques Delors devant le groupe social-démocrate du parlement européen le 28 mars 2012. Ce discours a été publié sous forme de tribune par l’association Notre Europe, le 11 avril.

Je souhaite soutenir sans réserve l’appel des camarades socialistes pour un renouveau de l’Europe, pour un redressement de l’Europe. Ils savent qu’il faudra du temps. Une de leurs échéances est bien entendu l’élection, au suffrage universel, du Parlement européen en 2014, mais il n’est pas trop tôt pour commencer. Je voulais aujourd’hui porter totalement cette solidarité parce que je pense que les signataires de cet appel ont emprunté un chemin qui doit nous rendre le plein d’espoir et de vigueur pour une renaissance de l’Europe.

Je sais que la situation n’est pas facile. Et je n’ai pas l’intention de délivrer ici des propos démagogiques, cela n’a jamais été mon genre. Je sais que l’euro, que l’Union économique et monétaire (UEM) est dans une situation difficile – pour ne parler que d’elle pour le moment, mais je parlerai des 27 aussi, rassurez-vous. Je suis obligé de faire cette distinction, parce qu’actuellement, les problèmes de l’euro occultent les problèmes de l’Union, au grand désespoir des parlementaires européens qui aimeraient qu’on parle aussi du budget européen, de la politique de l’environnement, de l’énergie, de la politique agricole commune et de bien d’autres sujets relatifs à notre politique extérieure.

Mais je dois constater que l’Union économique et monétaire est prise dans un étau : d’une part, il y a le feu qui couve encore sur les marchés financiers, et qui est l’argument essentiel pour ceux qui veulent nous imposer le pacte budgétaire car ils n’ont pas d’autre argument – je reviendrai sur ce pacte qui est une sorte d’usine à gaz. Et d’autre part, le risque d’une stagnation qui, outre ses dommages dramatiques – chômage, inégalité, pauvreté – confirme, hélas, l’évolution de l’Europe vers son déclin, quand on considère le monde dans son ensemble.

Donc je suis bien conscient que nous sommes dans un étau. Je n’ai pas de remède miracle, j’appuie simplement une proposition, une démarche, qui tend à essayer de sortir de cette contradiction entre deux éléments : comment concilier l’assainissement financier nécessaire, réclamé par ceux qu’on appelle « les marchés », et la nécessité de redonner confiance à une Europe, dans son dynamisme, dans sa croissance et dans sa création d’emplois, qui est le synonyme même de la réduction des inégalités. Le feu couve, mais il ne faut pas entretenir ce feu. Et je le dis tout de suite : quand l’Espagne, sous un gouvernement de droite, essaye de réduire son déficit budgétaire mais n’arrive pas au chiffre fixé par les techniciens, et aussitôt un chef de gouvernement et un membre de la Commission s’alarment publiquement, quitte à réactiver les angoisses des marchés. De telles attitudes sont dramatiques et irresponsables. Il faut garder la notion du temps, se rendre compte que ce risque existe mais ne pas l’alimenter par ces réflexions qui, sur le fond, vous donnent bonne conscience. Or, l’Espagne fait actuellement un très grand effort. Le dénigrer, c’est attiser le feu. En quoi, je vous le demande, cela fait-il avancer l’Europe et la solution de ses problèmes ?

Je considère que cet appel détaillé des responsables socialistes a aussi bien compris cet étau dans lequel nous nous trouvons. La conjoncture est complexe. Il faut signaler qu’il n’y a pas que l’appel des socialistes qui s’en préoccupe. Douze pays, aussi inquiets de la récession qui menace, ont fait une déclaration commune. Dans ces pays, il y a l’Italie, et aussi la Grande-Bretagne, ce qui en a étonné certains. Puis, il y a eu une déclaration de personnalités italiennes et allemandes, inspirée par le Mouvement européen, une sorte de réveil, que j’ai approuvée aussi et qui a été publiée au moment de la rencontre entre la Chancelière allemande, Mme Merkel et le Président du Conseil italien, M. Monti.

L’appel qui nous réunit aujourd’hui montre à mon avis le début d’une offensive de la social-démocratie au sens large. La social-démocratie réagit à la situation actuelle et s’exprime au nom de ses valeurs fondamentales et au nom de l’espoir dans le renforcement de l’Europe unie. Voilà ce qui est en cause et ce qui nous amène vers 2014. Il y a une phrase, dans cet appel, que j’ai retenue et que je me permets de vous relire : « Une réforme socialiste qui pourrait constituer les bases d’un nouvel appel aux citoyens européens ». Il y a deux ans de travail, sans impatience mais aussi sans distraction, pour y arriver.

Bien sûr, dans la suite de mon exposé, je serai obligé de parler tantôt de l’Europe des 17, c’est-à-dire de l’Union économique et monétaire, et tantôt de l’Union des 27. Je sais que le Président permanent du Conseil européen n’aime pas cette distinction, parce qu’il aime bien jouer de l’un et de l’autre. Mais il faut voir les réalités en face. Le saut vers une monnaie européenne est beaucoup plus grand que celui d’avoir décidé le marché unique ou encore les politiques communes. Il représente un saut radical avec ses exigences particulières, ce que nous n’avons peut-être pas assez compris depuis 15 ans.

Dans un premier temps, je voulais donc brièvement tirer des leçons du passé, parce que, sans mémoire, nous n’existons pas, pour ensuite revenir à quelques principes qui sont les miens et enfin, il y aura sans doute, hélas, un passage obligé par l’institutionnel, car tel qu’il est, il ne peut pas aider la prise de décision et à l’action. Donc, un sursaut s’impose. Avec une double implication, nationale et européenne. Il ne s’agit pas simplement de changer l’Europe, il faut que chaque pays fasse son travail. Je sais que c’est une question très discutée : j’ai fait beaucoup pour le dialogue social et pour la dimension sociale en Europe. Et je suis au regret de constater que le dialogue social est aujourd’hui absent et sans consistance. Et pourquoi cela me contrarie-t-il ? Non pas parce que c’est contraire à ce que j’ai essayé de faire, mais parce que le dialogue social est, à côté du système parlementaire, un des fondements de la démocratie. Et d’ailleurs, les pays qui réussissent le mieux sont ceux qui ont su associer les forces du capital et du travail à leurs réformes, comme l’ont fait l’Autriche et l’Allemagne. Ceci a été oublié et me contrarie d’autant plus.

Quelques leçons du passé… et du présent

Mais je voudrais revenir aux leçons du passé. Tout d’abord, reprenons l’Acte unique, non pas parce que j’en suis l’initiateur, mais pour une raison simple. Nous allons fêter dans quelques mois les vingt ans du marché unique et, selon certains, c’est l’alpha et l’oméga. Pour moi ce n’est pas l’alpha et oméga, c’était tout simplement nécessaire. Le marché unique était fondé sur trois notions : la compétition qui stimule, la coopération qui renforce et la solidarité qui unit. Où en sommes-nous aujourd’hui ? Où en est le dialogue social ? J’en ai déjà parlé, ce dialogue est extrêmement important, historiquement. Les organisations syndicales ont eu le courage et l’audace, à partir de 1985, de soutenir l’objectif du marché unique. Ils prenaient des risques et ils les ont courageusement assumés. Il y avait des contreparties, sans doute insuffisantes, mais il y en avait.

Ensuite il y a les causes internationales de la crise de l’euro. Evidemment, il est facile pour le Secrétaire d’Etat au Trésor américain de parler de la crise de l’euro en oubliant son propre déficit et la domination du dollar. Mais les causes internationales de la crise de l’euro sont là. C’est, bien entendu, l’excès de l’idéologie financière. Je vous citerai une seule phrase qui m’a choquée. Quand j’ai discuté avec un grand banquier français, qui m’a dit : « Jacques Delors, vous ne comprenez rien, la création de valeur est essentielle ». « Et qu’est-ce que c’est la création de valeur ? », lui ai-je demandé. Je n’ai pas attendu sa réponde, je la connaissais : c’est l’augmentation du cours en bourse. On est loin de l’entrepreneur schumpétérien et de la morale économique de Max Weber. Nous avons donc vécu pendant des années dans cette euphorie idéologique et les services de la Commission n’y ont pas été insensibles. Après tout, si on résumait les choses, la finance était la reine du jeu et le capitalisme fonctionnait bien, si les salariés acceptaient d’être mobiles et de toucher moins de salaire. C’était cela leur système. Telles sont les causes internationales de la crise de l’euro.

Je ne dis pas que l’Union économique et monétaire n’aurait pas connu de crise s’il n’y avait pas eu la crise internationale. Parce que l’augmentation de notre endettement était inquiétant et il a commencé bien avant le début de la crise en 2007. Mais il était quand même assez raisonnable, assez gérable. Si vous regardez l’évolution après 2007, on est venu au secours des banques pour essayer de réduire les conséquences de la crise. On revient maintenant au point essentiel : pourquoi l’Union économique et monétaire a-t-elle mal fonctionné ? Mon avertissement essentiel, vous le connaissez : il faut un pilier économique et un pilier monétaire dans l’Union économique et monétaire. Il n’y avait qu’un pilier monétaire et l’économique n’existait pas. Mon approche était peut-être angélique mais je pensais que la coordination des politiques économiques équilibrerait et compléterait le pouvoir de la Banque centrale. Mais jusqu’en 2007, l’Union économique et monétaire a bien fonctionné. Je vous cite, de mémoire : plus de 2 % de taux de croissance, plus de 4 % de taux d’investissement, 12 millions d’emplois créés en 10 ans. Bref, beaucoup ont oublié cela. Simplement, nous avons été pris à la fois dans la crise internationale et par l’absence d’équilibre entre la coordination des politiques économiques et la coordination des politiques monétaires. S’il y avait eu coordination des politiques économiques, si les ministres des Finances avaient voulu se parler franchement, cela aurait pu fonctionner. Mais à ma connaissance, cela n’a jamais été le cas, ils se ménageaient entre eux et cherchaient ailleurs les causes des difficultés. Ce qui explique pourquoi on a voulu monter au plus haut niveau, celui des chefs d’Etat et de gouvernements européens. Mais si les ministres des Finances avaient voulu se rendre compte de la situation, ils auraient vu que l’Irlande faisait des folies avec ses banques, que l’Espagne en faisait autant avec le crédit immobilier, que la Grèce nous cachait ses véritables statistiques. Mais ils n’ont rien vu. Ce qui fait que j’ai toujours considéré, dès le début de la crise, que l’Eurogroupe était moralement et politiquement responsable de la crise et qu’il aurait dû agir dès 2008 pour réparer ses erreurs.

L’euro, pendant cette période, protégeait mais ne stimulait pas. L’Union économique et monétaire a continué à prendre du retard en termes de compétitivité, si j’excepte l’Allemagne bien sûr. Mais en plus, l’euro nous protégeait de nos propres erreurs ! L’Espagne, la Grèce, l’Irlande, le Portugal et d’autres ont cru pouvoir faire des bêtises à l’abri de l’euro. On ne tenait plus compte de la balance commerciale entre les pays. Personne ne s’est préoccupé de cela. C’est la faute du Conseil des ministres des Finances, sans doute. Mais aussi, n’en déplaise à Monsieur Trichet, qui est un ami, un petit peu celle de la Banque centrale européenne. Pourquoi ? Parce que la Banque centrale européenne n’avait comme but, et c’était une exigence des Allemands, que la stabilité des prix. Mais tout le monde sait que dans le monde d’aujourd’hui une Banque centrale doit aussi s’occuper de la stabilité financière, de l’endettement public comme de l’endettement privé. A quel moment le gouverneur de la Banque d’Irlande, le gouverneur de la Banque d’Espagne ou d’autres ont-ils dit au Conseil de la Banque centrale qu’il y avait quelque chose qui n’allait pas ? Ils n’ont rien dit, personne n’a rien dit. Ils sont donc aussi responsables de cette situation. Alors qu’ils ne viennent pas aujourd’hui nous donner des leçons.

Nécessaire équilibre entre l’économique et le monétaire

Voilà ce qu’il faut voir pour tirer des leçons du passé. Il ne peut y avoir une Union économique et monétaire que dans un équilibre entre l’économique et le monétaire. Et ce n’est que la première condition, il faudra en ajouter d’autres, j’y reviendrai. J’avais proposé une coordination des politiques économiques en 1997, quand je n’étais plus président de la Commission européenne mais un simple citoyen français. Je l’avais proposée comme conséquence du rapport Delors de 1987. Cela n’a pas été suivi, on a simplement rajouté « croissance » à « stabilité ». C’est tout à fait français, les Français adorent le formalisme. Ils sont revenus contents chez eux parce qu’on avait mentionné « croissance ». Quelle irresponsabilité. Ou quelle tromperie ?

Rien n’est possible sans un rééquilibrage entre les politiques économiques et les politiques monétaires. Mais jusqu’où ? Le problème est compliqué. Il était simple à ce moment-là, il fallait donner aux ministres des Finances la responsabilité de coordonner les politiques économiques – ils ne l’ont pas fait. Mais il y a une chose que j’ai sous-estimé pour ma part, je le reconnais, parce que sachant qu’on ne pouvait pas aller plus loin dans le fédéralisme, j’ai cru à la coopération – dans le cadre du triptyque « compétition, coopération, solidarité ». J’ai cru à la coopération et je me suis trompé. Pendant cette période, le marché unique avec une monnaie unique a amené une diversification de plus en plus grande, une spécification des activités productives, au profit de certains pays, dont l’Allemagne, et aux dépens d’autres. Que certains aient fait des bêtises ne change rien au diagnostic. Ça veut dire qu’en termes économiques, on ne peut avoir une monnaie unique que dans une union de transferts. Une union de transferts raisonnable – il ne s’agit pas de payer les bêtises des autres. C’est la leçon que j’ai retenue de cette période. La cohésion économique et sociale aurait dû être renforcée à l’initiative de l’UEM.

Mais, jusqu’à 2007, cela a bien marché. Et à côté de la crise internationale, il y a la crise de l’euro qui n’est pas simplement une crise de l’endettement mais qui est une crise de conception du système de l’Union économique et monétaire. Et d’ailleurs, pour faire une confidence, quand j’allais aux Etats-Unis, où on savait que j’étais chargé de ce groupe qui élaborait le rapport sur l’UEM, on me disait toujours : « Mais vous croyez vraiment qu’une monnaie européenne est possible ? Rappelez-vous les expériences précédentes, vous croyez que c’est possible sans fédéralisme ? ». J’écoutais cela, mais je savais que si j’avais proposé une solution fédérale, j’aurais reçu une fin de non-recevoir… parce que les Etats membres n’en voulaient pas. Ce n’étaient pas des adversaires de la puissance de l’Europe et de l’euro au Département d’Etat qui me faisaient de telles remarques, non, c’étaient des universitaires qui me disaient : « Est-ce que c’est possible sans un minimum de fédéralisme ? ». J’ai retenu la leçon.

On sait maintenant quelle est la puissance de l’Allemagne et je suis absolument affligé quand j’entends des économistes parler de compétitivité à l’identique comme si on parlait de l’Allemagne, du Portugal de la Grèce comme d’un seul modèle. L’Europe est fondée sur la diversité, est-ce qu’elle peut vivre avec cette diversité ou est-ce qu’elle doit accepter la domination implicite de l’Allemagne et de ses règles ?

Reconstruire sur la base des principes fondateurs

J’en reviens maintenant aux trois principes qui toujours guidé la relance de l’Europe depuis 1985 – la compétition, la coopération et la solidarité – pour essayer, à partir de là, non pas de construire – cela serait bien trop ambitieux – mais de donner un élan à votre effort de réflexion qui va se poursuivre, je l’espère, avec succès.

La compétition. Elle a été positive et stimulante. Entre l’annonce du marché intérieur et son lancement en 1992, l’Europe a créé 15 millions d’emplois. Donc, il y a besoin de compétition. Et d’ailleurs, vous ne pouvez le contester puisqu’à l’intérieur de vos propres partis socialistes, c’est la compétition entre vos dirigeants. La compétition fait partie de la vie. Je l’accepte bien que je ne l’aime pas. Mais je suis obligé de constater que partout où je vais, il y a de la compétition.

Et quid de la zone monétaire, avec les effets de spécialisation ? C’est là où la politique de cohésion économique et sociale, dont je suis prêt à défendre les avancées depuis qu’elle a été créée, n’a pas été suffisante pour la zone euro. Mais pourquoi ? Parce que tout le monde a refusé que la zone euro devienne une coopération renforcée, avec ses propres instruments. Est-ce que cela serait gênant pour les 10 pays et autres qui ne participent pas à l’UEM ? Non, car l’Europe a toujours progressé grâce à la différenciation. Je vous pose deux questions : quelle que soit la contestation sur Schengen, est-ce qu’il y aurait cet accord si quelques pays n’avaient pas décidé de le faire sans attendre l’unanimité ? Que serait-il advenu de la libre circulation des personnes, qui est une formidable liberté dont on ne dit jamais les avantages par rapport aux inconvénients ? Où en serait l’euro s’il avait fallu attendre l’accord de la Grande-Bretagne ? La différenciation n’est pas la division de l’Europe, elle est une cause de dynamisme de l’Europe. A mon sens, la zone euro aurait dû être une coopération renforcée avec ses propres instruments. C’est ce qui nous a manqué, faute de moyens. Bien sûr, rien n’excuse les erreurs et les folies que j’ai déjà mentionnées. Mais pour le reste, il ne peut y avoir une zone monétaire unique sans instruments de transfert raisonnables. Pourquoi ? Parce que le seul instrument qu’a un Etat national pour résister à une baisse de compétitivité, c’est la dévaluation. Or, la dévaluation est interdite, fort heureusement d’ailleurs, parce que, me rappelant entre autres l’expérience de la France, ça n’a jamais pleinement réussi. L’Union économique et monétaire n’est pas une coopération renforcée, elle n’a pas les éléments pour progresser. Elle peut le faire sans nuire au contrat de mariage qui la lie aux 27, et j’insiste sur ce point, simplement en introduisant du mouvement et du dynamisme.

La coopération, deuxième élément. C’est le chaînon manquant. Mais là, nous sommes devant un problème que le pacte de stabilité n’a pas résolu. Est-ce qu’on peut commander l’Europe uniquement par les règles et non par la politique ? Les règles sont utiles. Comment avons-nous pu instaurer la libre circulation, la concurrence ? C’est grâce aux règles de la politique de la concurrence, bien qu’on puisse en discuter. Mais est-ce que l’on peut gouverner une union avec une monnaie commune uniquement par des règles et des sanctions ? Si on met de la politique, qu’est-ce qui se passe ? Ou bien la politique résulte d’un accord entre les 17 pays, mais je ne vois rien venir, ou bien il y a une délégation de pouvoir et un peu plus de fédéralisme. Le choix est aussi clair que ça. Bien entendu, je connais bien l’histoire allemande et je la respecte tout à fait. Je connais la Liberalordnung, je connais la passion des Allemands – que je partage – pour la Soziale Marktwirtschaft accompagnée par des règles. Mais elle inclut aussi la concertation sociale, il n’y a pas que des règles. Si on veut résoudre les problèmes de l’Union économique uniquement par les règles, on peut être punitif, à condition de sortir de l’« usine à gaz » dont je parlerai tout l’heure, mais on ne peut pas diriger l’Europe. Il faut donc une délégation de souveraineté. A qui ? Implicitement à l’Allemagne, ou explicitement à une organisation de l’Union économique et monétaire ? Telle est la question, car croyez-moi, et là je parle en tant qu’économiste et je suis à peu près sûr de moi : tous les pays ne pourront pas adopter le modèle allemand. Nous sommes une union dans la diversité et cela ne veut pas dire une union entre les forts et les faibles. Ça veut dire que nous avons chacun nos atouts et que nos atouts, nous les mettons ensemble. Cela implique, à mon avis, une gestion politique différente. Oui, me dira-t-on, c’est la part du discrétionnaire, c’est le sens de l’argument employé par Jean Pisani-Ferry, qui dans son dernier article a dit : « le discrétionnaire doit être une délégation de pouvoir, contrôlé par les parlements nationaux ». Sinon, je ne vois pas d’autre solution. Je me suis trompé en pensant qu’ils coopéreraient entre eux comme ils l’ont fait dans d’autres domaines. Mais malheureusement, ils n’y arrivent pas, ils n’y arrivent même pas pour Schengen. Ils sont donc obligés de faire appel à une délégation de souveraineté, que cela plaise ou pas. C’est le choix nécessaire.

Quand j’entends nos chefs de gouvernements aujourd’hui parler de croissance, j’ai l’impression qu’ils ont oublié ce qu’ils ont fait depuis 20 ans. Je me rappelle d’une des plus belles propositions de la Commission sur l’environnement : 20 – 20 – 20. Mais ça, cela implique un nouveau modèle de développement créateur d’emplois. On ne s’en sortira pas par le modèle de croissance traditionnel, sinon en accroissant la distance entre l’Allemagne et les autres pays, mais par un nouveau modèle de développement créateur de richesses, d’emplois et de justice sociale. Et c’est là où le budget de l’Union, ou le budget des 17, les project-bonds, la coopération sur les grands projets, ont un rôle à jouer. Mais si, après avoir dit dans ce magnifique rapport de la Commission que nous allons prendre en compte le souci de notre mère, la Terre, nous ne faisons rien et nous ne croyons pas que le nouveau modèle de croissance est la solution, nous n’avancerons pas. Il faut donner un signal d’optimisme. Nous allons mettre en place ensemble des moyens pour ce nouveau modèle de développement qui créera des millions d’emplois de type différent, pas simplement dans le numérique, pas simplement dans les énergies alternatives. Et nous reprendrons confiance en nous.

Bien entendu, cela ne peut réussir sans une certaine cohésion territoriale. Et c’est là où je rappelle la nécessité de la diversité, la diversité des modèles. Chaque pays doit utiliser ses propres atouts humains et naturels.

Qui parle pour l’Europe ? C’est ce que nous demandent Obama ou le Président de la Chine. Tout le monde parle pour l’Europe, quelle cacophonie pendant trois ans. Et ça recommence. Mais ils n’ont rien compris ! Il faut une voix unique pour l’Europe. C’est du bon sens ça, ce n’est pas de la grande politique. Mais quand les marchés – les marchés, c’est une notion vague, il y a les spéculateurs mais il y a aussi tous ceux qui gèrent les fonds d’épargne pour la retraite, pour l’assurance –, entendent ces multiples voix allant jusqu’à la critique ouverte des partenaires. Est-ce que l’on veut rassurer les marchés ou est-ce qu’on veut les affoler ? Est-ce qu’on est une union ou est-ce qu’on n’en est pas une ?

Le troisième élément, c’est la solidarité. J’ai déjà expliqué ce que pourrait être une Union de transferts pour moi mais je voulais répéter qu’il n’y peut pas y avoir une Europe sans une certaine cohésion territoriale. L’Europe, c’est l’addition de nos nations, mais aussi celle des territoires. Si vous voyiez en Europe combien le fait d’avoir délaissé des territoires entraîne la pauvreté et l’inégalité vous comprendriez cela. La cohésion économique et sociale n’a pas pleinement réussi de ce point de vue. Et puisqu’il faut cette solidarité, parlons des euro-bonds, refusés pour l’instant par l’Allemagne. Les euro-bonds, ce n’est pas la pompe à incendie, lancée de manière inconsidérée pour effacer les erreurs des uns et des autres. Les euro-bonds doivent se faire selon des règles – et les meilleures règles que j’ai vues jusque-là, personne n’en parle, mais ce sont celles proposées par Romano Prodi. Les garanties qu’il propose seraient capables de rassurer l’Allemagne, car les euro-bonds seraient fondés sur le partage des responsabilités. Les euro-bonds, c’est la possibilité de créer un marché financier de l’euro qui est le support indispensable pour permettre à l’euro d’être une monnaie à la fois qui nous défend, mais aussi une monnaie internationale. Les euro-bonds, ce n’est pas une fantaisie du moment, ce n’est pas pour venir au secours de la Grèce ou de l’Irlande sans condition. C’est le complément nécessaire, moyennant certaines conditions, de l’existence de l’euro et d’un marché financier. D’ailleurs, dans les derniers temps de la crise, il y a trois mois, les marchés eux-mêmes réclamaient les euro-bonds. Mais l’entêtement de certains de nos dirigeants n’a pas permis d’avancer. Pour résumer : les euro-bonds, ce n’est pas une facilité. C’est un support pour permettre à l’euro d’avoir ces deux dimensions : sa dimension interne, facteur de stabilisation et de stimulation, et sa dimension externe, facteur de puissance de l’euro, le respect de nous-mêmes et de notre capacité de financer notre développement.

Le passage obligé par l’institutionnel

Il y a des projets à l’échelon des 27, l’élection en commun du président de la Commission, revenir sur les présidences successives… Un bilan est nécessaire. Je suis toujours ennuyé de parler à la fois des 27 et des 17, et j’ai l’impression de ne pas être clair. Ce que je vous ai dit jusqu’à présent, c’est que je suis partisan d’une coopération renforcée prévue par les traités pour l’Europe des 17 et j’ajoute que ce n’est pas aux dépens des 27, je suis prêt à le démontrer.

Et surtout, je voudrais rappeler les avantages de la méthode communautaire. Quand j’entends mon Président, Monsieur Sarkozy, rassurer les Français en disant que c’est la méthode intergouvernementale qui domine… comme si l’Europe ne pouvait être qu’une Europe française L’Europe sera une Europe européenne ou ne sera pas ! Et quand j’entends les dirigeants actuels dire qu’ils ne suppriment pas, mais qu’ils préservent la méthode communautaire, je ne suis pas convaincu. Pour une raison simple : c’est que de tout temps, depuis que l’Europe existe, ce sont les gouvernements qui ont décidé, il n’est pas question de revenir là-dessus. Ce sont les gouvernements qui décident. Les chancelleries, c’est autre chose. Que les chancelleries aient des relations entre elles pour essayer de contourner le système européen, c’est une autre affaire. Mais les gouvernements ont toujours eu le dernier mot.

Qu’est-ce qui est en cause ? C’est la méthode communautaire dans ses données les plus élémentaires : il y a deux exécutifs, deux législatifs et une Cour de justice. Et dans les deux exécutifs, il y a la Commission. Et le rôle de la Commission, c’est de penser à l’intérêt européen tous les jours, et de le manifester tous les jours. Elle n’a qu’un argument pour cela : le droit d’initiative. Ce droit d’initiative, elle doit l’utiliser le moins possible – elle est au service des gouvernements – mais quand elle l’utilise, cela doit avoir une certaine solennité. Je vais prendre un exemple personnel : si je n’avais pas brandi le droit d’initiative, il n’y aurait jamais eu le programme Erasmus. Parce que les gouvernements ont eu peur que je dise publiquement que c’était à cause de leur refus qu’on ne pouvait permettre à des millions d’étudiants de connaître un autre pays, une autre expérience universitaire.

Je viens de lire le livre d’un scientifique néerlandais, qui est le porte-parole de Monsieur Van Rompuy, et qui explique que tout, dans le fond, incombe aux gouvernements et que le reste, c’est de l’agitation, « les gourous de la Commission, les résolutions du Parlement, etc. ». Je suis totalement en désaccord avec cette vision des choses qui, en plus, est fausse et méprisante. Nous ne demandons pas que la méthode communautaire se substitue aux gouvernements, mais qu’il y ait des institutions qui pensent tous les jours à l’Europe et qui laissent au Conseil européen les décisions sur les grandes orientations et au Conseil des ministres les décisions législatives nécessaires. Ils sont en train de travestir la méthode européenne pour nous faire avaler je ne sais quelle « méthode » qui est le retour au Congrès de Vienne et aux nationalismes des gouvernements. Avec des chancelleries qui brillent par leur cynisme et leur concept des rapports de puissance. Si on fait ça, c’est qu’on veut tuer l’Europe ! C’est qu’elle n’existe plus. Or, les personnalités qui ont fait l’Europe ont voulu combattre ce nationalisme étroit, cette vision des choses qui fait que je gagne contre l’autre Européen, alors que nous perdons tous dans le monde tel qu’il est. Voilà pourquoi il faut défendre la méthode communautaire et remettre les choses en ordre. On ne doit pas jouer de la méthode communautaire et de la méthode intergouvernementale pour obtenir des résultats, parce qu’il faut des résultats. Mais la méthode communautaire, c’est la présence constante de l’intérêt européen, c’est la responsabilité de chaque commissaire, non pas d’être là parce que c’est bien d’être là, mais d’avoir toujours le souci de l’intérêt européen. Et même de se tromper, d’exprimer un point de vue, de voter, d’être un collège, de faire des propositions. Si les gouvernements ne l’acceptent pas, c’est leur responsabilité. Le système communautaire est le seul qui permette à des pays souverains, ayant accepté de déléguer une partie de leur souveraineté, de vivre ensemble, selon des règles, mais pas simplement des règles ; mais avec des organisations vivantes, le Parlement et la Commission qui alimentent ce système. C’est cela qui est en cause. Et attention à cette thèse dominante qui, sous prétexte d’efficacité, aboutira à détruire totalement l’héritage des pères de l’Europe.

Attention, je ne dis pas qu’il faut négliger les débordements technocratiques, ils existent, car moins la Commission a de pouvoirs, plus les fonctionnaires vont au-delà de leur devoir de proposition et d’exécution. C’est à la Commission – en tant que collège – d’y veiller.

Voilà ce qui est important aujourd’hui en matière institutionnelle. A partir d’une claire conception de la méthode communautaire et des transferts de souveraineté qui ont été décidés. Dans l’« usine à gaz » qu’est le traité budgétaire, il manque, en plus de son indispensable complément sur la croissance, le nouveau modèle de développement, ce qui suffirait déjà comme critique centrale. Mais dans cette « usine à gaz » qui est constituée, on ne voit plus clairement qui va décider de quoi. J’ai mis en 7 pages le traité budgétaire, le Six-Pack et le reste pour voir comment cela pourrait fonctionner. Il faut que je sache comment ça marche. Le « comment faire » est pour moi aussi important que le « que faire ». Je me dis qu’il ne va pas se passer grand-chose. Il faut revoir cela. Je sais qu’il y a les menaces des marchés, mais il faut quand-même trouver un système simple. Vous savez, la démocratie, c’est le Parlement, la démocratie parlementaire. Puis c’est le dialogue social, et c’est la simplicité.

 

Etre inventeur de simplicité, c’est permettre aux citoyens de mieux comprendre ce qui se passe. Alors bien entendu, je suis un peu véhément. Je sais que nous sommes conscients que nous ne sommes pas sortis de la crise, qu’il faut en tirer les conséquences. Nous sommes inquiets des risques de destruction sociale et politique. Au bout d’un moment, l’absence de dynamisme économique entraîne la dislocation des sociétés. Depuis 1970, je vous l’ai déjà dit, l’Europe a le choix entre la survie et le déclin. C’est aussi simple que ça. Il manque donc cette contrepartie, il faut réfléchir sur ce nouveau modèle de développement, d’investissement, de création d’emplois, des atouts à fournir à notre jeunesse. Ce qui n’empêche pas chaque Etat membre de faire ce qui lui incombe dans le cadre de son modèle pour assainir ses finances publiques. Je dis bien « dans le cadre de son modèle ». Il faut tenir compte de la diversité. On nous avait sorti l’argument de l’unité dans la diversité pour empêcher davantage de fédéralisme. Aujourd’hui, je retourne cet argument : soyez compréhensifs avec les autres pays. Voilà ce qui est en cause actuellement. Et chaque pays doit faire ce qui lui incombe. J’aime beaucoup cette réflexion de l’ancien président, hélas décédé, de Notre Europe, Tommaso Padoa-Schioppa. Il a dit : « Aux Etats la rigueur, à l’Union la croissance et le dynamisme ». Cette formule, je la reprends et je vous le dis : sans dynamisme et sans force du côté de l’Europe, rien ne sera possible.