Poutine se marie !

L’écrivain Viktor Erfeiev (La Belle de Moscou, Albin Michel) a vu les manifestants conspuer Vladimir Poutine après les élections législatives de décembre 2011 et l’élection présidentielle du 4 mars. Il a vu deux Russies qui ne se comprennent pas et que Poutine aura du mal à concilier.

A ce jour, au moins la moitié de la Russie est digne de Vladimir Poutine, et lui est digne de cette moitié. Nos élections présidentielles ressemblent à un mariage. Poutine s’y est bien préparé, il a rajeuni son visage, a écrit ou fait écrire pour lui sept articles promettant à sa fiancée, la Russie, d’être son défenseur, son protecteur, son chef des armées et son frère. Il a invité à ses noces tous ses fans de différentes régions et leur a promis de les nourrir et de les abreuver généreusement et gratuitement.

Mais voilà le malheur : la fiancée s’est brisée en deux. Une de ses moitiés — principalement la partie inférieure - ouvrière, soldatesque, servile, corrompue, j’m’en foutiste et, disons-le carrément, sans instruction supérieure —, attend son fiancé avec émotion et est prête à se donner à lui, peut-être pas pour toujours, mais au moins pour six voire douze des années qui viennent. On se demande comment seront leurs enfants. On ne sait pas trop si la fiancée donnera le jour à quelque chose de valable.

Mais son fiancé lui a promis monts et merveilles et fait semblant de croire à ses promesses. Il défendra cette moitié inférieure de la Russie contre les Américains et ne la laissera pas déshonorer. Il la tournera vers l’Asie et racontera que ses nouveaux bijoux se trouvent dans ce coffret oriental. Il se précipitera pour la sauver si sa robe se déchire, la conduira lui-même à l’hôpital et ordonnera de bien la soigner. Si elle a une crise, de ses propres mains, relevant le bas de sa robe, il lui mettra lui-même des pansements sur ses blessures et lui posera des sangsues.

Surtout il l’aimera ardemment parce qu’ils ont les mêmes inclinations. Bien sûr, en tant qu’homme classique, il lui cachera certaines choses : par exemple ses revenus et certains de ses amis qui constituent son inner circle, qui l’aident pour le pétrole et le gaz mais qui n’aiment pas être à la lumière. Il racontera à sa fiancée pourquoi Khodorkovski doit rester en prison ; cependant je n’exclus pas qu’il fasse une gentillesse à Khodorkovski et le transfère du Nord à une prison de la Mer noire.

Mais que faire de l’autre moitié de sa fiancée, de cette Russie qui, l’hiver passé, s’est révoltée contre lui, qui n’a pas voulu l’épouser pour une troisième fois et qui a fui la couronne de mariage ? Le fiancé a été terriblement choqué. Il ne s’attendait pas à ce que la moitié supérieure ne l’aime pas, il n’est pas habitué à ne pas plaire. La moitié supérieure, ce ne sont pas des compagnons de lutte de Poutine pour le pouvoir quoique, parmi les compagnons de lutte, une scission soit apparue. La moitié supérieure, c’est la partie éclairée de la société russe – savants, journalistes en vue, écrivains, acteurs, metteurs en scène, vedettes de la pop.

Oui, bien sûr, parmi eux il a aussi trouvé certains disciples qu’il flatte de son soutien et qu’il récompensera généreusement pour leur confiance. Mais l’opinion générale de l’intelligentsia, non. Et ces dizaines de milliers de jeunes gens qui ont participé aux meetings, c’est aussi un non lancé à Poutine. Oui, se dira Poutine à lui-même, ces gens sont devenus déments à cause des valeurs occidentales et se sont vendus à l’Europe. Mais il ne remarquera pas que nous n’avons pas importé ces valeurs. Ce sont des valeurs de notre culture, de Pouchkine à Malevitch, de Tchékhov à Schnitke, et c’est plutôt l’Occident qui a importé nos valeurs russes, les valeurs de notre culture, et non l’inverse.

En tout cas, la fiancée s’est brisée en deux. Et on ne recollera pas les deux morceaux. On peut essayer. Mais comment ? On peut forcer la moitié supérieure de la fiancée à épouser Poutine, lui faire peur et l’obliger à se soumettre, mettre en prison certains des opposants les plus rétifs, expédier certains à l’étranger définitivement – et voilà déjà la moitié supérieure de la fiancée en larmes et au désespoir : c’est terriblement humiliant de rester vieille fille pendant douze ans. Le temps passe.

Mais cette fiancée n’est pas peureuse. Je l’ai moi-même entendue sur l’avenue Sakharov crier à pleine gorge qu’elle ne voulait pas épouser Poutine, et elle criait aussi sur la place du Marais, elle n’avait pas peur de crier. Je souhaiterais à cette partie de la fiancée et à Poutine d’engager un dialogue, de devenir si ce n’est mari et femme, du moins les membres paisibles d’une même famille qui, s’ils ne s’aiment pas, au moins ne se bagarrent pas. Nous n’avons pas besoin d’une guerre civile. Nous n’avons pas besoin de bouleversements calamiteux dont la Russie s’est profondément fatiguée au cours des cent dernières années.

Nous avons besoin d’une conversation tranquille autour d’une table ronde. Si Poutine lui-même a roqué avec Medvedev, cela ne veut pas dire que l’opposition dort et le voit roquer avec Khodorkovski. Nous n’avons pas besoin de conclusions extrémistes. Je pense que la moitié supérieure de la fiancée est d’accord avec ça. C’est une jeune fille cultivée, souriante, ironique. Je l’ai vue de mes propres yeux sur l’avenue Sakharov. Elle m’a plu. Elle ne trahira pas.
 
Il est vrai que d’autres soupirants lui plaisent. Cet homme grand, du nom de Prokhorov lui plaît, il est riche et ne fera pas un mauvais usage de son honneur. Elle n’est pas encline à nier ce qu’il y avait de meilleur en Union soviétique – l’éducation et la médecine gratuites – mais il est peu probable qu’elle envoie un baiser à Ziouganov. Ce dernier a trop joué avec le stalinisme. Mais elle ne tendra jamais la main à Jirinovski. Elle a entendu ses discours de campagne. Il n’a dit que des bêtises, sans comprendre lui-même ce qu’il disait.

Poutine doit se tranquilliser. Il doit comprendre qu’il ne se fera pas aimer par la force. Il doit rassembler ses esprits et comprendre que les thèses qu’il a défendues dans ses articles de campagne sont la répétition des promesses qu’il a faites pendant de nombreuses années. La majorité d’entre elles n’ont pas été remplies. Et la Tchétchénie ? Mais il n’y a pas de guerre là-bas, dira-t-il à sa fiancée. Oui, mais à quel prix ? La Tchétchénie s’est pacifiée au prix d’une véritable séparation du reste de la Russie. Le Caucase est en ébullition. Quelque chose ne va pas. Et avec l’Europe ? Medvedev a proposé d’être plus aimable avec elle, de lui sourire davantage, d’être plus sympathique. Mais qui l’écoute ? Et où est-il maintenant ? On ne le voit plus du tout.

La moitié inférieure de la fiancée sera-t-elle fidèle jusqu’à la fin du contrat ? Ne va-t-elle pas fondre comme une glace, être d’accord avec la moitié supérieure ? Il faut la surveiller de près, sinon elle va sortir encore quelque chose d’indécent, telle que sa propre révolution à la manière nationaliste.
Elle dira : tu n’es pas assez toi-même ! Donnez-moi un vrai mec russe avec une massue. Poutine est entre les deux moitiés de sa fiancée. Il essaie son costume de mariage. Il met un œillet à sa boutonnière. Il se marie. Allez ! Vive les mariés !

(traduit du russe par Martine Souquès)