Poutine sur l’Ukraine, Xi Jinping sur Taïwan : deux discours si semblables…

La guerre engagée par la Russie pour soumettre ou démembrer l’Ukraine est venue alimenter l’inquiétude d’un prochain recours à la force par la République populaire de Chine à l’encontre de Taïwan afin de réaliser le « rêve chinois de "réunification nationale ». Une inquiétude d’autant plus grande que, trois semaines avant l’invasion de l’Ukraine, Vladimir Poutine et Xi Jinping avaient publié une déclaration de totale solidarité lors de la visite du président russe à Pékin. Alors, Ukraine et Taïwan, même combat ?

Mémorial de Tchang Kaï Chek à Taipei (République de Chine)
AngMoKio/Wikipedia Creatice Commons

La Russie et la Chine sont aujourd’hui toutes deux des États autoritaires et révisionnistes, au sens où ils entendent remettre en cause l’ordre mondial existant. Certes, la situation de Taïwan est bien différente de celle de l’Ukraine en termes de droit international, mais les discours de justification de Vladimir Poutine et Xi Jinping convergent pour l’essentiel.
En effet, les « narratifs » russe et chinois reposent sur deux piliers communs : d’une part, l’affirmation d’une identité nationale partagée, puis déchirée, qu’il convient de restaurer ; d’autre part, une préoccupation géostratégique causée par une présence militaire des États-Unis ou de leurs alliés potentiellement hostile dans leur étranger proche, synonyme de menace d’encerclement et de contestation de leur sphère d’influence légitime sur leur « pré carré ».
À ces arguments s’ajoute un autre aspect de première importance : la volonté de ces systèmes autoritaires de se protéger face au « contre-modèle » démocratique qu’incarnent à leurs frontières l’Ukraine et Taïwan.

Revendication d’une identité nationale partagée : le discours russe…

Comme celui de la Chine, le régime russe actuel peut être qualifié de national-capitalisme autoritaire. Dans ce type de régime, la légitimation de l’autoritarisme mobilise en particulier un discours national identitaire.
Il n’est pas étonnant que cette logique figure au premier plan du narratif russe pour justifier le démembrement de l’Ukraine, objectif proclamé de son action militaire. Vladimir Poutine s’est chargé personnellement de produire ce discours dans un long document intitulé « Sur l’unité historique des Russes et des Ukrainiens », dans lequel l’histoire se trouve instrumentalisée à l’appui de sa politique révisionniste), ce que de nombreux historiens n’ont pas manqué de dénoncer.
Rappelant l’histoire longue et compliquée d’une Ukraine ballottée entre les sphères d’influence russes et lituano-polonaises, Poutine affirme que le mouvement de revendication d’une identité nationale ukrainienne – d’abord culturelle et linguistique –, qui s’est particulièrement manifesté à la fin du XIXe, siècle était manipulé par le mouvement national polonais – l’étranger, déjà – qui luttait à l’époque contre l’annexion de la Pologne dite « du Congrès » par l’empire russe. Plus intéressante est sa dénonciation de la politique soviétique des nationalités dans le devenir de l’espace hérité de l’URSS.

L’agression russe n’a fait que renforcer la vision de l’Histoire partagée par la majeure partie des Ukrainiens, d’après laquelle leur identité nationale aurait été édifiée des siècles durant, en particulier dans l’opposition à l’empire autoritaire des tsars puis des autorités communistes. Toujours réprimé par le pouvoir soviétique, ce programme de réflexion historique renaît à la fin des années 1980, avec la pérestroïka, à l’initiative du Parti communiste d’Ukraine, comme le rapporte un historien de Kiev qui a participé à ce renouveau.
On relèvera au passage que le rattachement de la Crimée à l’Ukraine par décision du Soviet suprême le 19 février 1954 – présenté à l’époque par Moscou comme un don généreux du grand frère à l’occasion du 300e anniversaire du Traité de Pereïaslav, et aujourd’hui comme une lubie de Khrouchtchev – visait en réalité à renforcer le poids de l’élément russe dans une république où les mouvements de contestation de l’ordre russo-soviétique n’étaient pas éteints.

… et son pendant chinois

Le discours chinois de justification de la nécessaire « réunification » avec Taïwan revêt certes une certaine légitimité a priori en termes de droit international, puisque les États-Unis eux-mêmes ne contestent pas l’appartenance de principe de l’île à la Chine. Pour autant, cette réunification est présentée comme la dernière survivance des « traités inégaux » à effacer pour réaliser le « grand rêve chinois ».
Certes, c’est bien par le Traité de Shimonoseki en 1895 que le Japon s’est approprié l’ile de Taïwan. Pourtant, les différents gouvernements chinois ne revendiqueront pas le retour de Taïwan à la mère patrie avant plusieurs décennies. Jusqu’en 1942, alors que la restitution de la Mandchourie est exigée, Taïwan n’apparaît que comme un territoire qui doit être libéré de l’occupation japonaise, au même titre que la Corée et l’Annam, également anciennes colonies chinoises. Rarement évoqué, ce point est bien documenté par l’historien états-unien Alan M. Wachman. En 1937, lors de ses entretiens avec le journaliste Edgar Snow, Mao considère que le Parti communiste doit aider les Taïwanais à lutter pour leur indépendance, position réitérée par Zhou Enlai en juillet 1941. En 1938, le président nationaliste Tchang Kai-chek exprime la même position :
« Nous devons permettre à la Corée et à Taiwan de restaurer leur indépendance, ce qui bénéficiera à la défense nationale de la République de Chine. »

La rupture viendra d’un acteur inattendu, Franklin Delano Roosevelt. Le 14 août 1941, la Charte de l’Atlantique prévoit le retour de Taïwan à la République de Chine. Informé par ses relations états-uniennes, le Kouo-Min-Tang (le parti de Tchang Kai-chek) intégrera ce point de vue en 1942. Dans le même temps, le Parti communiste chinois opère le même changement de posture, qu’il présente comme une initiative des communistes taiwanais. Comme le remarque Alan Wachman, cet affaiblissement de l’argument de la légitimité historique conduit à privilégier l’argument géostratégique.

Les arguments géostratégiques

Nous ne reprendrons pas ici la longue controverse sur la légitimité de l’élargissement de l’OTAN à d’anciennes démocraties populaires, puis aux États baltes, libérés de l’annexion soviétique voire, un jour, à la Géorgie et à l’Ukraine. En tout état de cause, cet élargissement amène aux frontières de la Fédération de Russie une coalition potentiellement opposée à ses projets révisionnistes de restauration, si besoin par la force, de la sphère d’influence héritée de l’Empire des tsars et de l’URSS.
Alliance défensive, l’OTAN ne risque pas d’engager d’action offensive contre la Russie, dont les préoccupations sur ce point sont pour le moins surfaites. Il reste que, à défaut de constituer une menace pour la Russie elle-même, l’élargissement de l’OTAN aura incontestablement limité sa capacité d’action dans des pays relevant à ses yeux de son « étranger proche » (sans toutefois l’empêcher de soutenir militairement des « républiques séparatistes » contrôlées par des minorités russophiles et russophones, de la Transnistrie à l’Abkhazie, en passant par le Donbass). Sans la présence militaire occidentale dans les pays limitrophes, on voit mal comment l’armée ukrainienne aurait pu résister avec autant d’efficacité à l’offensive russe de février 2022.
Employant une terminologie qui n’est pas sans rappeler le discours allemand d’avant la Première Guerre mondiale, la Russie affirme que la présence militaire occidentale vise à « encercler » son territoire. De manière similaire, l’autonomie de Taiwan sous protection états-unienne constitue, aux yeux des autorités chinoises, le point d’ancrage d’une barrière fermant les mers de Chine le long de la « première chaîne des îles ». Le manuel sur la géographie militaire du Détroit de Taiwan publié en 2013 par l’Académie de défense de Pékin comporte une présentation très explicite de l’enjeu géostratégique que constitue la possession de Taiwan : le contrôle de l’île est vital pour se prémunir d’un blocus, en même temps qu’il permettrait de menacer les communications du Japon ; et il offrirait à la marine de l’Armée populaire un accès libre à l’océan Pacifique et un moyen de pression décisif sur les États de la région, rapportent les chercheurs William Murray et Ian Easton.
Aussi réels que soient les enjeux stratégiques et géopolitiques en cause, il nous semble qu’une dimension supplémentaire intervient dans la motivation russe et chinoise de mettre fin aux statuts respectifs de l’Ukraine et de Taiwan.

L’argument politique

La dénonciation commune des « révolutions de couleur » par Poutine et Xi Jinping attire l’attention sur le fait que ces dirigeants de régimes autoritaires voient une menace dans les démocraties situées à leur porte. La démocratie fonctionne certes mieux à Taiwan qu’en Ukraine, mais dans les deux cas, ces petits pays, de droit ou de fait, montrent qu’ex-Soviétiques comme Chinois peuvent parfaitement vivre autrement qu’en dictature.
Si, depuis des années, Moscou s’attache aussi systématiquement à dénigrer la démocratie ukrainienne, c’est que ce régime, par son existence même, contrarie le narratif du Kremlin. Comme le dit le journaliste Jean-François Bouthors, « pour Vladimir Poutine, laisser l’Ukraine avancer dans cette direction [démocratique] est impossible. Comment tenir d’un côté que c’est en raison d’une spécificité civilisationnelle russe que se justifie l’autocratie qu’il impose au pays et de l’autre que, comme il le prétend, les Ukrainiens ne se différencient pas des Russes, alors qu’eux ont opté pour la démocratie ? […] De son point de vue, le pouvoir à Moscou était effectivement menacé par l’expérience démocratique ukrainienne ».
Parallèlement, les universitaires Kelly Brown et Kalley Wu Tzu-Hui soulignent que Taiwan présente désormais un modèle alternatif de modernité et de démocratie dans le monde chinois ; c’est selon eux la principale raison pour laquelle Pékin a un problème avec Taiwan – « Trouble with Taiwan », expression retenue comme titre de leur ouvrage publié en 2019.
S’il se fait discret dans la communication à destination du « Nord », cet argumentaire est bien accueilli dans nombre de pays « du Sud », pour lesquels la posture russe et chinoise a le mérite de rompre avec un système libéral démocratique dominé par les États-Unis, prompt à sanctionner des dérives dont le front des régimes de national-capitalisme autoritaire s’accommode par nature.