Le gouvernement turc accuse une soixantaine de membres de l’armée d’avoir en 2003 fomenté un complot pour chasser les autorités civiles et permettre une prise de pouvoir par les militaires. Sous le nom de code de Balyoz ("marteau de forge"), l’opération consistait à provoquer des incidents aériens avec la Grèce et des attentats dans plusieurs mosquées d’Istanbul, qui auraient été attribués à des extrémistes islamistes. Les responsables de l’armée turque affirment qu’il ne s’agissait que d’un « exercice ».
Depuis la révolution de Mustafa Kemal Atatürk et la création de la République en 1923, les militaires sont intervenus à de nombreuses reprises dans la vie politique turque, dont quatre fois depuis les années 1960. L’armée est considérée comme la garante de la laïcité voulue par le père fondateur de la République mais qui dit laïcité ne veut pas dire démocratie. D’ailleurs une des conditions posées par l’Union européenne à une éventuelle entrée de la Turquie est la soumission des militaires au pouvoir civil.
Cette exigence fait l’affaire du premier ministre Recep Tayyip Erdogan, un musulman de stricte obédience, ancien maire d’Istanbul, qui a gagné les élections une première fois en 2002. Son parti, l’AKP (Parti de la justice et de la prospérité) a obtenu 47% des suffrages au dernier scrutin de 2008. L’AKP s’est appuyé sur les demandes de l’UE pour rogner peu à peu le pouvoir des militaires et engager la Turquie sur la voie de la modernisation politique et économique. Les gouvernements de Recep Tayyip Erdogan ont supprimé les tribunaux de la sécurité publique, permis aux Kurdes d’utiliser leur propre langue y compris à la télévision. Ils ont libéralisé l’économie, permettant une croissance qui fait de la Turquie la septième économie de l’Europe.
Détente avec la Grèce
En politique étrangère, l’orientation vers l’Union européenne a permis une certaine détente des relations avec la Grèce et Erdogan a promis de contribuer à un règlement de la question de Chypre, même si ces déclarations n’ont jusqu’à maintenant pas été suivies d’effet. D’autre part, Ankara s’est tourné vers ses voisins orientaux et les pays musulmans pour mener une diplomatie tous azimuts qui risque de distendre ses liens avec l’Occident, non seulement avec l’Europe mais aussi avec les Etats-Unis. La Turquie est par exemple hostile à des sanctions contre l’Iran.
En tous cas, AKP a donc eu l’habileté de se servir de l’Europe comme d’un levier pour réduire le pouvoir des militaires qui ne paraissent plus en mesure de provoquer des coups d’Etat comme ils l’ont fait dans le passé. Ces dernières années, les militaires ont tenté de chasser l’AKP du gouvernement en suscitant des manifestations des opposants laïques, voire en tentant d’interdire le parti sous prétexte d’inconstitutionnalité, mais ils ne sont pas parvenus à leurs fins. En trainant des officiers supérieurs devant la justice sous l’accusation de complot, Erdogan montre qu’il n’a plus peur de l’armée.
Absence de contrepoids
Cette hégémonie de plus en plus marquée de l’AKP, un parti islamique modéré que certains comparent à la démocratie chrétienne allemande, inquiète les démocrates laïques. Ceux-ci font face à un dilemme : ils n’éprouvent aucune sympathie pour les militaires et surtout pour leurs interventions dans la vie politique mais en en même temps ils se méfient d’une partie au moins de l’AKP, la fraction la plus religieuse, qu’ils soupçonnent de poursuivre un « agenda caché », à savoir l’imposition à terme de la loi musulmane.
Ils constatent que les membres de l’AKP s’emparent peu à peu de tous les leviers du pouvoir : la présidence de la République, le gouvernement, l’appareil d’Etat. Les gouverneurs, les maires, la police, l’enseignement sont de plus en plus aux mains de sympathisants du parti islamique, sans aucun contrepoids politique. Aux dernières élections parlementaires, les partis d’opposition ont été défaits. Les sociaux-démocrates, qui se réclament du kémalisme, se livrent à une surenchère nationaliste et anti-européenne. Incapables d’opposer un projet démocratique et laïque à l’AKP, ils s’en remettaient à l’armée pour empêcher une dérive religieuse du pouvoir.
Le déclin du pouvoir des militaires contribuera à la modernisation de la vie politique turque s’il pousse les laïques à se regrouper dans une force démocratique et européenne, capable d’imposer l’alternance politique. A condition que Recep Tayyip Erdogan n’abuse pas de sa nouvelle puissance.