Quelle gouvernance de la multipolarité ?

Dans une note publiée par la Fondation Jean-Jaurès, Thierry Soret, conseiller politique au PNUD, analyse les enjeux des réflexions actuelles sur une gouvernance mondiale adaptée aux grands défis de la mondialisation, à commencer par les crises financières et le réchauffement climatique. Source http://www.jean-jaures.org/

Les débats sur la réforme de la gouvernance mondiale ne sont pas récents, mais la crise économique les aiguise. Pour preuve, l’on ressort des cartons la vieille taxe Tobin pour, comme le proposait Lionel Jospin en 2000, introduire une « viscosité » dans les transactions financières internationales et apporter de nouveaux financements à l’aide publique au développement. Il est vrai que la crise qui s’est produite au coeur du système financier de la première puissance économique mondiale, à l’été 2007, s’est depuis lors diffusée sur l’ensemble de la planète avec une vitesse et une force sans précédent.

Première crise de la mondialisation, elle a touché presque indistinctement l’ensemble des pays en développement, qui ont vu stoppée la marche vers le développement qu’ils avaient engagée depuis plus d’une décennie. C’est une crise qui signifie augmentation de la pauvreté et de la mortalité infantile dans les pays les plus vulnérables. Sans un effort renouvelé, les objectifs du millénaire pour le développement ne seront pas atteints.

Face à cette crise économique comme face au défi du changement climatique au menu de la quinzième conférence des parties à Copenhague en décembre prochain, la coopération internationale est plus que jamais indispensable. Ces deux « maux publics mondiaux » ne connaissent pas de frontières, et les pays en développement réclament de pouvoir y jouer tout leur rôle. Il est vrai que dans les deux cas, la responsabilité des pays les moins développés n’est pas engagée, alors qu’ils sont les plus sévèrement ou les premiers touchés.

Cette revendication, déjà au coeur des débats lors de la Conférence des Nations Unies sur la crise et son impact sur le développement en juin dernier, continue de s’exprimer avec force.

La mobilisation du G20, au lieu du traditionnel G7-8, pour répondre à la crise représente un net progrès en termes de représentation des divers intérêts. Vieux pays industrialisés et puissances économiques émergentes ont désormais partie liée, et ce groupe qui pèse plus de 85 % du PIB et représente les deux tiers de la population mondiale est suffisamment resserré pour prendre des décisions et agir de manière coordonnée. Pour autant, alors que beaucoup y voient l’enceinte adéquate pour « gouverner la mondialisation », le G20 ne dispose pas de toute la légitimité requise : près de la moitié des pauvres n’y sont pas représentés et plus de 160 pays ne sont pas conviés à la table des négociations. On objectera que les leaders des institutions internationales qui y siègent (ONU, FMI, Banque mondiale, OMC, OCDE et OIT à Pittsburgh) comme les représentants d’organisations régionales (Commission européenne, Asean, NEPAD, Organisation des Etats américains) pourraient jouer ce rôle. Non seulement ils n’ont pas ce mandat, mais c’est oublier que la coopération internationale repose fondamentalement sur la volonté d’Etats souverains à coopérer. Il s’agit d’une condition nécessaire, certes pas toujours suffisante, et l’on se souviendra de l’insistance de nombreux gouvernements à faire partie du « club » lors du premier sommet de Washington en novembre dernier pour se convaincre sinon du primat, du moins de l’importance, de l’intergouvernemental dans le système international actuel.

L’alternative à ce type de club fermé, où seuls les Etats soucieux d’avancer et disposant des moyens pour ce faire ont le droit de cité, est la mobilisation des institutions internationales elles-mêmes. Mais si celles-ci ne souffrent pas a priori d’illégitimité en raison de leur caractère universel ou quasi universel, leur efficacité à agir dans leurs domaines respectifs est souvent contrainte par la diversité des préférences et l’hétérogénéité des intérêts. Les institutions internationales sont souvent mal adaptées à la nouvelle donne internationale et aux nouveaux rapports de force, avec l’émergence d’un Sud de plus en plus puissant et multiple. Soit leur mode de gouvernance par consensus fondé sur l’égale souveraineté de leurs membres (un Etat, une voix sur les décisions les plus importantes), à l’instar des négociations commerciales multilatérales à l’OMC ou du fonctionnement du système des Nations Unies pour le développement, les conduit au pire à la paralysie, au mieux aux avancées a minima. Soit leur système de pondération des voix de leurs membres en fonction de leur responsabilité et de leur contribution respective à la fourniture du bien public mondial n’est plus assez fidèle à la réalité, et les institutions tendent à souffrir d’obsolescence par manque de confiance de la part des pays qui estiment y être sous-représentés. Souvenons-nous qu’il y a deux ans à peine, le FMI était donné pour moribond, sans clients et sans ressources, il incitait ses personnels à partir et s’apprêtait à vendre une part de son stock d’or… Aujourd’hui, objet de toutes les attentions, il se dit prêt, par la voix de son directeur général, à de nouveau jouer son rôle et assurer la stabilité financière et économique mondiale… Mais cela ne peut se faire sans une profonde réforme des institutions de Bretton Woods en donnant plus de responsabilité aux économies émergentes et aux pays en développement. Que la Belgique dispose de plus de quotas que le Brésil, que l’ensemble des pays européens pèsent plus de 31 % des voix, que les Etats-Unis disposent à eux seuls d’un droit de veto sur les décisions les plus importantes, que huit des vingt-quatre directeurs exécutifs du FMI soient européens, tout cela est la marque d’un monde qui n’existe plus.

La maîtrise de la crise économique actuelle comme celle de la crise climatique à venir dépendent donc d’une gouvernance mondiale rénovée. Alors que les interdépendances s’approfondissent, les tendances multipolaires s’accentuent.

Certes les différents pôles ne sont pas d’égale puissance, mais sous l’effet de la crise le mouvement s’accélère. Ce qui est en jeu est donc la gouvernance mondiale de la multipolarité et l’on se trouve devant le dilemme de toute politique internationale qui doit être à la fois efficace et légitime. Soit les puissances anciennes et émergentes conduisent leur coopération économique au sein de clubs, imbriqués ou concurrents (G2, BRIC, G7-8, G14, G20…) parce qu’eux seuls ont les moyens d’agir, et ils traitent des problèmes communs dans la recherche exclusive de leurs intérêts avec leur logique de puissance. Soit les institutions globales ayant pour objet de réguler les interdépendances et la mondialisation en associant toutes les nations dans leur diversité sont les principales instances de cette gouvernance. Le danger de l’un est la création d’une sorte de directoire sur les affaires globales. Le risque de l’autre est la transformation des organisations internationales en de vastes forums où la diversité est telle qu’elle ne permet plus l’unité d’action. Le problème de l’un, c’est la construction d’accords préférentiels sino-américains pour ajuster les déséquilibres financiers mondiaux entre les surplus des premiers et les déficits des seconds, comme pour réduire les émissions de gaz à effet de serre à moyen et long terme, entre les principaux responsables des stocks (anciens) et des flux (actuels) de carbone dans l’atmosphère. L’écueil de l’autre, c’est l’illusion d’un G-192, l’impossible consensus et la tentation du « blame-game » à l’égard des pays industrialisés considérés comme responsables de tous les dérèglements, qu’ils soient financiers, économiques ou climatiques, et l’expression accrue de revendications en termes d’aide au développement et d’adaptation au changement climatique.

Le sommet de Pittsburgh a mis l’accent sur la réforme de la gouvernance mondiale, notamment des institutions financières internationales d’ici à 2011 pour mieux représenter les économies émergentes et en développement (les BRIC demandent une réallocation de 7 % des quotas, les Etats-Unis proposent 5 % et les Européens mettent l’accent sur les pays surreprésentés y compris parmi les émergents). Mais cela ne changerait pas fondamentalement les données du problème, dans la mesure où la plupart des pays en développement ne bénéficieraient que d’une augmentation marginale de leur voix. Leur confiance dans les institutions de Bretton Woods ne serait pas rétablie pour autant, puisque perçues comme les instruments des nouveaux équilibres multipolaires.

Voila pourquoi toute tentative de réforme de la gouvernance mondiale doit prendre appui sur les deux formes de coopération à la disposition des Etats souverains : les groupes informels de puissances et les organisations qui représentent la communauté des nations face aux problèmes globaux. Outre leur réforme interne, afin de rendre les groupes informels plus légitimes par une meilleure représentation des différents types de pays et les institutions internationales plus efficaces et réactives grâce à l’introduction de logiques majoritaires dans les systèmes de décision, la solution passe certainement par une meilleure articulation et coordination entre les deux. Un dialogue constructif et une coordination renforcée entre les sommets de leaders et l’ensemble des institutions économiques mondiales sont en effet plus que jamais nécessaires, alors que la tenue du troisième sommet du G20 en moins de dix mois au même moment que l’Assemblée générale des Nations Unies n’est pas un signal positif en ce sens.

La réforme du Conseil économique et social des Nations Unies en Conseil économique mondial ou la création d’un panel d’experts chargé, à l’image de l’IPCC sur le climat, de fournir un diagnostic scientifique sur l’état de l’économie mondiale et des préconisations de coopération (proposition de Joseph Stiglitz) contribueraient à renforcer les liens. L’important est dans la mise en oeuvre du principe de souveraineté responsable face aux interdépendances. Les responsabilités face à la crise ou au réchauffement climatique ne sont pas partagées, et les obligations qui en découlent non plus. Rien n’est certes possible sans l’intervention des principales puissances, mais celles-ci ne peuvent pas agir dans leur seul intérêt. Leur coopération doit également viser à répondre aux défis communs et ainsi donner l’élan nécessaire à l’agenda multilatéral. La gouvernance de la multipolarité repose sur ce principe de responsabilité à l’égard de la planète toute entière.