Quelques pistes pour sortir de la crise I. Le constat d’une crise multidimensionnelle

Professeur émérite à l’Université Paris-Ouest Nanterre, directeur de recherches à l’Institut de relations internationales et stratégiques, Philippe Hugon s’interroge, à quelques semaines des élections européennes, sur l’avenir de l’Union et sur la manière dont elle pourrait être redynamisée pour surmonter son déficit de citoyenneté. (Premier de trois articles)

Les élections des membres du Parlement européen fin mai 2014 vont avoir lieu alors que domine l’euro-scepticisme. La profonde crise économique, financière, politique et morale que connaissent la majorité des Etats membres de l’Europe se traduit par un désintérêt voire une hostilité vis-à-vis des instances européennes. En même temps, le besoin d’Europe apparait avec force. La crise ukrainienne et l’annexion de la Crimée par les Russes révèlent à la fois le rôle attractif de l’Europe et sa faiblesse d’action en dehors de sanctions économiques. Certes la Russie a été exclue du G8 mais David Cameron rappelle qu’à défaut d’union aucun Etat membre, y compris l’Allemagne, ne sera membre du G7 ou G8 d’ici une vingtaine d’années. Dans un contexte de montée en puissance des émergents, de basculement de la richesse et de la puissance mondiale et de retour à certains signes de la guerre froide, l’Europe n’est ni une puissance ni le cœur des innovations.

On ne peut être que pro-européen quand on se souvient des déchirements du passé et des défis du futur face à la puissance américaine et aux puissances émergentes. Des avancées considérables ont eu lieu en termes, de mobilité des hommes et des marchandises, du rôle des fonds structurels pour réduire les disparités territoriales, de renforcement d’Etats de droit et de respect des droits de l’homme. L’Europe, « jardin kantien » a créé un monde pacifique en gérant les tensions entre des identités plurielles. Elle s’est construite, après la réconciliation franco-allemande, à partir de plusieurs visions, celle, économique et universaliste, de Monnet et celle, plus politique, de Schuman et d’Adenauer partant d’un socle carolingien et rhénan.

Dès le traité de 1951, il s’agissait d’empêcher un retour aux guerres grâce à une économie prospère, fondée sur l’interdépendance et une base démocratique commune. Cette construction a correspondu également à la décolonisation, à un déplacement du centre de gravité des anciennes métropoles de leurs colonies vers l’Union européenne et à une position originale vis-à-vis du Sud (droit du développement, préférences, partenariat..). Elle a conduit, après la chute du mur de Berlin, à un recentrage vers les pays du centre et de l’est de l’Europe et à une insertion des nouveaux membres de l’Union européenne dans l’économie de marché et la démocratie.

Déficit de citoyenneté, montée des populismes

Depuis, en s’élargissant trop rapidement sans approfondissement institutionnel suffisant, en se bureaucratisant, en privilégiant les questions normatives, le marché et l’Union monétaire par rapport à l’Union politique, l’Europe n’a pu répondre aux nouveaux défis. Parlant d’une seule voix à l’OMC et en approfondissant la libéralisation commerciale par l’Acte unique repris par le traité de Maastricht puis de Lisbonne, elle donne la primauté à la vision économique du marché et à la concurrence sur les enjeux politiques et géopolitiques. Insérée dans le capitalisme financier mondial et sa crise, elle n’a pu jouer un véritable rôle de régulateur financier, ni de politique monétaire active dans la guerre des monnaies face au dollar et au yuan.

L’Union européenne combine aujourd’hui un déficit de citoyenneté, une montée des égoïsmes nationaux et des populismes, une légitimité insuffisante des institutions, dans un contexte de grave crise financière et économique, accompagnée de chômage, de replis identitaires et d’ écarts croissants entre les zones Nord et Sud ; chacune s’accuse mutuellement de laxisme ou de non-respect de la solidarité. L’Europe souffre, de plus, des défauts de communication, de connaissance et de compréhension d’institutions complexes. Par démagogie, les responsables politiques nationaux font de l’Europe des boucs émissaires pour des mesures qu’ils ne veulent endosser ; l’on observe ainsi en France que les principaux bénéficiaires de la PAC sont au cœur des mouvements corporatistes anti européens. La question se pose de savoir si la crise actuelle est liée à des défauts de construction, à l’impact de la financiarisation du capitalisme ou à une Union européenne ayant de faibles pouvoirs de régulation voire ayant favorisé la dérégulation. Plusieurs dimensions s’enchevêtrent.

La crise de l’Europe est évidemment économique avec la faible croissance (1% en 2014), la baisse de la part de l’industrie dans le PIB (en 15 ans elle est passée de 20% à 15,2%), le chômage (12% et supérieur à 40% pour les jeunes en Europe du Sud), le risque de déflation à la japonaise. Cette crise est particulièrement forte dans la zone euro ; celle-ci a globalement une balance courante équilibrée et des déficits publics d’un montant inférieur à ceux des autres pays de l’OCDE mais elle est caractérisée par des déséquilibres élevés intra européens. La croissance des inégalités de revenus et de patrimoines s’est fortement accrue depuis 2O ans ; la situation des PME s’est détériorée.

La crise économique structurelle s’explique par le caractère mature des économies occidentales avec un taux de croissance asymptotique de 2 à 3% ; elle tient à des retards d’adaptation du système productif face aux évolutions technologiques, à la concurrence mondialisée, à des contraintes environnementales ; elle a été renforcée par des diagnostics erronés privilégiant les coûts salariaux alors que le capitalisme financier conduit à des écarts croissants entre les revenus du capital et du travail ; elle renvoie à des anticipations pessimistes des acteurs économiques où se combinent des peurs face aux autres et au futur et le vieillissement des populations.

Les hétérogénéités structurelles entre le Nord et le Sud de l’Europe augmentent certes, au sein d’une zone monétaire caractérisée par de fortes interdépendances des économies d’une union monétaire où le change est le même, une politique de rigueur d’un Etat ne réussit que si les autres Etats mènent une politique différente. En revanche, ce sont les réformes structurelles qui permettent la flexibilité nécessaire et l’adéquation du système productif à la demande ce qui est le cas de l’Allemagne.

La financiarisation du capitalisme mondial

 

La crise financière est liée à l’explosion de la dette privée et publique, à la fragilité des banques et aux trois D, les mesures de dérégulation, de désintermédiation par titrisation et décloisonnement des marchés décidées par les autorités nationales dans un monde où les mouvements de capitaux se font en nano secondes. La financiarisation du capitalisme mondial a été mal appréhendée par les décideurs privilégiant les questions commerciales et monétaires, ignorant les crises systémiques et longtemps favorables à la dérégulation.

La globalisation financière est évidemment non imputable à la seule Europe, mais celle-ci n’a que tardivement et timidement mis en place les fonds de stabilisation financière ou les mécanismes d’assurance bancaire pour réguler à son échelle les risques systémiques. L’intégration financière n’a pas conduit à des mécanismes de stabilisation et de réduction des risques par le marché (international risk sharing). Les Etats dépendent de l’optimisation des taux de rendement du capital financier avec prise en compte des risques de défaut. La dette publique de l’Europe, proche de 100% du PIB, dépend en 2013 pour 45% des investisseurs étrangers contre 37% en 2008. Certes, il y a eu création du Fonds européen de stabilité financière (FESF) puis des mécanismes européens de stabilité (MES).

Les mesures de sauvetage ont inversé les anticipations des marchés financiers et évité une crise systémique avec création monétaire de la BCE sans effets inflationnistes du fait de la faible injection de liquidité dans l’économie réelle. La politique monétaire s’est substituée à la défaillance des politiques budgétaires. La décision de la BCE a été possible par la signature du traité intergouvernemental sur la stabilité, la coordination et la gouvernance (TSCG). Un relatif « laxisme » monétaire a ainsi corrigé la faible solidarité financière et l’absence d’harmonie fiscale de l’Union monétaire mais la baisse des taux directeurs de la BCE préconisée notamment par le FMI et refusée par l’Allemagne n’est pas à la hauteur de la nécessaire euthanasie du rentier/épargnant et de la relance du crédit pour financer les investissements.

La crise monétaire est également de change. La question du change se pose, depuis la disparition du système de Bretton Woods des taux de change fixe, dans une guerre des monnaies. Il faut différencier les questions de stabilité, de convertibilité et de niveau de change. L’Europe n’a pas de politique active de change qui favoriserait une baisse de l’euro et un désendettement. Les principes de la BCE lui interdisent de mener des politiques contra cycliques. Il importe toutefois de relativiser l’impact de la surévaluation de l’euro sur la compétivité et la croissance économique de la zone euro ; 60% du commerce extérieur français se fait au sein de la zone euro et n’est pas concerné par le taux de change ; la sensibilité des économies mondialisées au taux de change dépend de nombreuses variables notamment des instruments de couverture, du poids des importations dans les filières exportatrices, de la localisation des chaînes de valeur des entreprises multinationales, des liens entre les prix et le taux change et donc de la répartition de la valeur ajoutée, de la monnaie de facturation ; ce sont les PME qui sont les plus sensibles à l’effet taux de change. Avec un même taux de change, la balance commerciale allemande était excédentaire de 188 milliards euros fin 2012 alors que la balance commerciale française était déficitaire de 70 milliards euros

La crise de la vieille Europe est démographique et sociale avec une stagnation voire une régression et un vieillissement de la population ayant un taux d’épargne élevé et étant averse au risque . Les populations, habitant des zones délaissées par les services publics, menacées par la désindustrialisation et le chômage ou n’ayant pas reçu le niveau de formation et de qualification leur permettant de s’adapter, perçoivent Bruxelles comme lointaine et source de ce mal être. Les systèmes de retraite et de santé sont menacés dans une Europe vieillissante ; faut-il rappeler que pour 7% de la population mondiale et 20% du PIB l’Europe représente 50% des dépenses sociales mondiales ?

Les défauts du gouvernement européen

La crise est politique avec une faible légitimité des instances européennes auprès des citoyens et la désignation de responsables ayant un faible charisme pour ne pas faire de l’ombre aux responsables nationaux. Les choix des responsables, à commencer par le président de la Banque centrale, ne résultent pas d’un processus démocratique. Les défauts de gouvernement européen apparaissent avec amplification en période de récession écomique et d’endettement non maîtrisé. La bureaucratie est lourde, les structures de décision sont complexes ; pour l’essentiel, fondées sur l’unanimité, elles ne sont pas en phase avec la nécessité de réponses immédiates à des crises. Les référendums nationaux utilisés pour ratifier les Traités sont in opérationnels pour une Europe à 28 et ont été parfois trahis. La liste pourrait être complétée.

Au fur et à mesure que la crise financière s’aggrave, le pouvoir de la technocratie (Commission européenne) et des Etats en position semi hégémonique (Habermas parlant de l’Allemagne) s’accroissent aux dépens d’une citoyenneté européenne et d’une légitimation démocratique. Au lieu de rappeler qu’exception faite de la Grèce, le surendettement public résulte de l’évolution de l’endettement privé, il y a de la part des Etats arrogants et de la Commission prises de position pour l’austérité ; celle-ci conduit les politiques à se raccrocher aux Etats nations voire aux identités locales au lieu de se référer à des communautés supranationales capables de régulation et de contrepouvoirs face à la mondialisation.

La crise est enfin morale voire civilisationnelle ou spirituelle. L’héritage des fondateurs est généralement oublié ou leurs combats sont perçus comme des acquis définitifs. La crise morale est aussi celle du moral des citoyens avec des comportements dépressifs se traduisant par des représentations pessimistes vis-à-vis du futur, des craintes vis-à-vis des innovations techniques ou des autres. La priorité donnée aux droits de l’homme, aux libertés individuelles et au bien-être matériel par le marché, et le droit n’est pas fondatrice d’un vouloir vivre collectif ni d’un projet mobilisateur. Or les européistes ont fait abstraction des symboles forts natioanux, comme en témoignent les billets d’euros privilégiant les ponts sur les grandes figures européennes.

Allemagne, France, Grande-Bretagne : trois modèles

 

Chacune de ces dimensions d’ une crise systémique rétroagit sur les autres, interdisant d’agir sur un seul volet et permettant tous les fantasmes sur l’Europe devenue bouc émissaire. La crise a elle-même renforcé la priorité donnée aux intérêts nationaux et corporatistes. Les Etats nations restent au centre du dispositif alors que l’Union européenne est à la périphérie. Ainsi la politique « vertueuse » de l’Allemagne (équilibre budgétaire, refus de dépréciation de l’euro et de financemnt monétaire des déficits publics ou de politique non conventionnelle de l’euro, quantitative Easing) est, exception de son redéploiement de ses exportations vers le reste du monde, non coopérative dans le domaine budgétaire, monétaire, de change, de politique salariale et contribue à réduire la demande de la zone euro avec des risques de déflation. La France privilégie avec la PAC les intérêts d’agriculteurs..

Les modèles forgés dans l’histoire des trois grandes puissances européennes conduisent à des divergences des préférences nationales. Le modèle a-politique libéral et financier britannique privilégie le libre-échange, l’intermédiation financière et des formes de coopération ponctuelle entre Etats européens. Il associe fluidité du droit (common law), souveraineté monétaire, communautarisme et domination linguistique. L’économie sociale de marché allemande combine l’ordolibéralisme avec orthodoxie monétaire, la politique industrielle et la forte intégration commerciale au sein de l’Europe. La realpolitik reste marquée par la guerre, l’attachement au mark comme symbole de la puissance, le rôle du fédéralisme pour limiter le poids de la Prusse et la co-gestion par les syndicats et le patronat. Le modèle français correspond à un système institutionnel pyramidal sous contrôle de l’Etat, une faible syndicalisation, des liens distendus entre école et entreprise, un dialogue social difficile entre capital et travail, un modèle social avancé, de très grandes disparités régionales et un millefeuille de collectivités territoriales. Il a plus de mal à s’adapter à la mondialisation que le modèle financiarisé britannique ou industriel allemand.

Le Nord de l’Europe est, comparé au Sud, plus industrialisé, davantage producteur de biens échangeables, possède des entreprises de plus grande taille à forte productivité, a une part de R et D qui représente 2,6% du PIB contre 1,5% pour le Sud et a un niveau de qualification supérieur. La hausse des prix depuis l’euro a été relativement faible. Il en résulte des écarts de compétitivité et de productivité. La séquence du Nord est plutôt vertueuse entre production, exportation, réduction des déficits publics ; celle du Sud conduit à un enchaînement régressif entre ajustement financier, baisse des recettes publiques et faible compétitivité.

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