Les quelques réflexions qui suivent n’ont pas l’ambition de commenter l’ensemble du texte ni même les dix points de la « feuille de route » de la politique européenne de sécurité et de défense (PESD) pour 2020. La plupart de ces points sont des propositions de bon sens, ce qui ne signifie pas qu’il soit facile de les mettre en œuvre. Certains reprennent des idées maintes fois avancées dans le passé, voire des décisions qui ont été déjà prises par le Conseil européen, sans qu’elles aient été suivies d’effet. Ce seul fait montre l’ampleur de la tâche pour les dix prochaines années.
Nous nous limiterons à trois remarques générales :
- 1) la nature spécifique du pouvoir de l’Union européenne dans le champ international,
- 2) les relations entre la PESD et l’OTAN, et entre l’UE et les Etats-Unis,
- 3) le rôle de la PESD dans le processus d’intégration européenne.
1) L’UE comme « objet international non-identifié »
Le document insiste, à juste titre, sur la nature spécifique, on pourrait dire « hors normes », de l’Union européenne. Tirant les leçons du passé, les Européens ont abandonné la logique de puissance dans leurs relations entre eux. Ils ont mis en place des mécanismes de règlement des différends qui excluent l’usage de la force et même toute idée d’un usage de la force pour faire prévaloir leurs intérêts. En ce sens, l’UE est une institution « postmoderne », par opposition à la modernité de l’Etat-nation des XIXè et XXè siècles. Et elle a fait la démonstration qu’on pouvait organiser les relations internationales – mais les relations les Etats membres de l’Union peuvent-elles encore être qualifiées « d’internationales » ? – d’une manière différente de celle du XIXè siècle.
Ce qui est vrai pour les relations entre les Etats-membres devrait l’être aussi pour les rapports avec les tiers. En effet, « la cohérence veut qu’une fois la politique de puissance abandonnée à l’intérieur, elle le soit pour de bon », comme le dit l’introduction.
Et pourtant, n’y a-t-il pas une contradiction, en tous cas, une difficulté que l’UE n’a pas réussi à surmonter, entre le refus justifié de mener une politique de puissance dans un monde toujours dominé par la logique de puissance ? En s’en tenant à ce postulat, les Européens ne se condamnent-ils pas à la paralysie ou, à tout le moins, ne se cantonnent-ils pas à jouer les seconds rôles ?
L’Europe a réussi à résoudre les questions les plus dramatiques qui la bouleversaient depuis des décennies. Elle est parvenue à se prémunir contre les vagues venues de l’extérieur, en tous cas à en adoucir les effets. Mais elle a beaucoup plus de mal à maîtriser les événements et à leur imprimer sa marque parce que son « défaut de fabrication » la place en porte-à-faux vis-à-vis des grandes puissances, actuelles ou émergentes, qui raisonnent en termes de puissance, voire de balance of power, à l’image du concert des nations de 1815.
On peut espérer que « l’ère Obama » créera un environnement favorable au « modèle » européen, en privilégiant le multilatéralisme et l’organisation de la multipolarité dans le cadre des institutions internationales. On peut espérer que l’Europe sera assez forte pour « convaincre les autres d’agir différemment », comme elle le fait elle-même quand elle met en cohérence sa démarche interne et son action extérieure. Mais il y a encore un long chemin à parcourir et il est à craindre que la contradiction entre l’abandon de la politique de puissance au sein de l’UE et la logique de puissance qui prévaut à l’extérieur, n’emporte les bonnes intentions européennes.
2) Les rapports transatlantiques
Le document introduit une distinction intéressante entre deux types de rapports transatlantiques : ceux qui se développent à l’intérieur de l’OTAN et les rapports entre l’UE et les Etats-Unis. Il prend clairement partie contre une « OTAN, alliance globale » qui aurait vocation à la fois à s’étendre à toutes les démocraties du monde et à s’occuper de toutes les questions de sécurité. Il esquisse une sorte de partage du travail entre l’OTAN, alliance militaire défensive, — sa mission traditionnelle – et la PESD, chargée de la sécurité au sens large et de la gestion des crises. Ce qui ne signifie pas un partage du travail entre les Etats-Unis et l’Europe, comme il en a été question un moment dans les années 1990. Il est bien précisé, en effet, que l’UE n’est pas condamnée à agir seule. Au contraire, elle doit rechercher, au cas par cas, des partenariats, en premier lieu avec les Etats-Unis (distincts en l’occurrence de l’OTAN), mais aussi avec la Russie, la Chine, des puissances émergentes d’Amérique latine ou d’Afrique.
Cette distinction est séduisante. Mais elle présente deux limites.
La première concerne la nature actuelle de l’OTAN et son avenir. Depuis la fin de la guerre froide, l’OTAN s’est largement transformée en une organisation de gestion des crises, perdant du même coup, au moins dans une certaine mesure, sa vocation première d’alliance militaire (quelques anciens dirigeants d’Europe de l’Est viennent de s’en plaindre dans une lettre ouverte à Barack Obama). En même temps, elle a élargi la notion de menace contre la sécurité de ses membres, en s’intéressant à la prolifération, aux cyber-attaques voire à l’approvisionnement énergétique, etc. Le nouveau concept stratégique de 2010 marquera-t-il un retour aux sources ?
La seconde limite a trait à l’avenir de la construction européenne. Le traité de Lisbonne reprend, en l’adoucissant quelque peu, la substance de l’article 5 de l’UEO, qui était plus contraignant que l’article 5 de la Charte de Washington. Si les membres de l’UE doivent apporter « aide et assistance, par tous les moyens » à un autre Etat-membre faisant l’objet d’une menace, la séparation entre gestion des crises et défense stricto sensu deviendra de plus en plus théorique. A moins que personne, dans l’UE, n’ait l’intention de vraiment prendre au sérieux l’article 42.7 du traité de Lisbonne !
3) PESD et intégration européenne
Certes la mission première de la PESD est de promouvoir la paix dans la périphérie de l’UE, d’aider ses voisins dans leur transition démocratique en les mettant à l’abri des conflits « prémodernes », et d’assumer la fameuse « responsabilité de protéger », désormais inscrite dans la Charte de l’ONU. Mais elle a aussi une fonction interne à l’Union. Si elle est mise en œuvre sérieusement, elle devrait contribuer à la cohésion de l’ensemble, à la création d’une culture stratégique commune aux Européens, bref elle devrait renforcer l’intégration alors que l’UE continue de s’élargir.
Reste une dernière remarque : la « feuille de route » proposée à la fin du document soulève la question de la légitimité de la PESD. A ce propos, il est écrit : « Les missions de l’UE se développeront normalement dans le cadre de l’ONU » (c’est moi qui souligne). Fort bien. Mais qui sera juge des situations « anormales » ? Quelle sera l’instance de légitimation des actions européennes ? L’UE elle-même ? Or le débat sur de la légitimité ne surgit vraiment que dans les cas exceptionnels.