Raul Alfonsin et la démocratie inachevée en Argentine

L’émotion et le désastre sont deux données incontournables de la vie politique argentine. Raul Alfonsin, ce « Radical » si modéré, a su, durant sa longue vie politique, provoquer l’une et l’autre. L’ancien président argentin Raul Alfonsin, décédé le 31 mars, avait restauré la démocratie en Argentine après la dictature des généraux, mais n’avait pas su la consolider. 

En 1983, les Argentins étaient descendus dans la rue en foules immenses pour chanter leur joie de retrouver enfin, en la personne d’Alfonsin, un président démocratiquement élu après les années de cauchemar de la dictature militaire. Ils sont redescendus dans la rue pour exprimer leur chagrin après sa mort, le 31mars dernier. Mais ils ont pleuré avec la même passion son décès qu’ils avaient célébré dans la joie, en 1989, sa débâcle électorale face au péroniste Carlos Menem. L’idéal de la justice - laquelle avait commencé à juger les chefs de la dictature - fut vite trahi par le réalisme des politiques, dont Alfonsin. Sous les menaces répétées de nouveaux coups d’Etat militaires, ils adoptèrent les lois du Punto Final (Point Final) et de la Obediencia Debida (Obéissance Due). Et alors que des centaines de tortionnaires n’avaient plus désormais à répondre de leurs crimes cependant que restaient emprisonnés des opposants condamnés par les juges de la dictature, l’économie partait en vrille. L’inflation atteignait alors 200 % par mois, la classe moyenne en voie de paupérisation accélérée pillait les supermarchés des quartiers chics tandis que les commandos musclés des syndicats péronistes, comme ils le firent en décembre 2001 pour déloger du pouvoir un autre président Radical, Fernando de la Rua, se firent maîtres de la rue. 

Décennie perdue

On dit souvent que la décennie 80 fut, pour l’ensemble de l’Amérique latine, la « décennie perdue ». C’est particulièrement vrai pour l’Argentine. Certes, grâce aux efforts d’Alfonsin, le pays retrouve alors l’usage des instruments institutionnels de la démocratie. Mais il n’a toujours pas acquis, jusqu’aux jours d’aujourd’hui, une véritable culture démocratique. La démonstration en a été faite dans les premiers mois de ce nouveau siècle, quand de la Rua, élu en 1999 pour succéder à ce cleptomane en habit libéral qu’était Carlos Menem, a été chassé du pouvoir par des émeutiers largement encadrés par des organisations péronistes. Ces derniers ont repris le pouvoir, malgré les coups de casseroles des manifestations quotidiennes et les injonctions faites aux politiciens d’aller se faire voir ailleurs (« Que se vayan todos »). D’abord avec Eduardo Duhalde, gouverneur de la province de Buenos Aires, bienfaiteur des casinos et protecteur du corps de police le plus violent et le plus corrompu du pays, puis avec Nestor Kirchner, « péroniste de gauche » (une telle chose existe en Argentine, comme si en France existaient des « vichystes progressistes », par exemple), et seigneur assez féodal de la province de Santa Cruz. Il a fait de la présidence une affaire de famille quand son épouse, Cristina, fut élue en 2007 pour lui succéder.

Espoir et déception

Les Argentins ont souvent élu avec enthousiasme des politiciens problématiques. Alfonsin a été l’un d’eux. Lui qui avait montré tant de courage et de bravoure sous la dictature, lui qui avait défendu avec tant de passion les libertés publiques, lui qui n’a jamais été accusé d’avoir abusé du pouvoir à des fins d’enrichissement personnel, n’a pas été à la hauteur de ce grand retour de la démocratie dont il fut le protagoniste. Imprégné des idées nationalistes dominantes en Argentine depuis les années péronistes, il a tenté l’autarcie et le contrôle des prix pour lutter contre l’inflation, aggravant ainsi une situation économique déjà calamiteuse. Il s’est ainsi privé des moyens lui permettant de résister aux menaces militaires et de répondre aux inquiétudes de la population. Avec les meilleures intentions du monde, sans doute, pour éviter de nouveaux bains de sang, et avec courage aussi, il est allé, durant la semaine sainte de 1987, parlementer seul avec des militaires factieux connus comme les « carapintadas » parce qu’ils s’étaient barbouillé le visage de peintures de camouflage. Pourtant, les syndicats avaient décrété une grève générale et sur la place de Mai des milliers de Porteños étaient prêts à défendre sans compromis la démocratie vacillante. « La maison est en ordre. Rentrez chez vous et joyeuses Pâques », avait déclaré Alfonsin à la foule, après avoir rencontré les mutins. C’était un pieux mensonge, bien sûr, et une humiliation. Le prix de cet « ordre » domestique fut la loi sur l"’obéissance due". Alfonsin a certes restauré la démocratie en Argentine, mais quand il a abandonné son mandat, sans gloire, avec six mois d’avance, on ne peut pas dire, hélas, qu’il l’ait consolidée.