Sous la pression de leurs collègues, deux juges de la Cour constitutionnelle de Russie, ont quitté leurs fonctions. La démission de Vladimir Iaroslavtsev de ses fonctions au conseil des juges a été acceptée le 2 décembre 2009. Un autre juge de la juridiction suprême, Anatoly Kononov, a décidé de prendre sa retraite pour « raisons de santé » à compter du 1er janvier 2010, alors que son mandat ne s’achevait qu’en juin 2017. Ces démissions sont intervenues à la suite des déclarations de ces deux juges critiquant l’absence d’indépendance de la justice en Russie. La Cour constitutionnelle a eu un sursaut de dignité en déclarant, le 24 décembre, illégale l’arrestation de Platon Lebedev, collaborateur de l’ancien patron de Ioukos, Mikhaïl Khodorkovski. Cependant cette décision ne change rien à la situation de l’intéressé, en prison depuis 2003.
Vladimir Iaroslavtsev a accordé un entretien au journal espagnol El Pais, le 31 août, dans lequel il critiquait avec vigueur la politique du pouvoir exécutif russe. Il déclarait notamment que le pouvoir législatif étant paralysé, le centre de décision se trouve dans l’administration présidentielle, que le renforcement de l’autoritarisme rend les juges toujours plus dépendants du pouvoir et que les organes de sécurité sont devenus des instruments de ce pouvoir, ce qui n’est pas sans rappeler les temps soviétiques. Parmi les initiatives inquiétantes de l’exécutif russe, le juge Iaroslavtsev mentionnait l’annulation des élections de gouverneurs, la prolongation du terme du mandat du président de la Russie et le renforcement du contrôle sur les juges.
Parlant du président Dmitri Medvedev, lui-même juriste de formation, Vladimir Iaroslavtsev citait le poète satirique latin Juvénal : « Je le veux, je l’ordonne, que ma volonté tienne lieu de raison ». Il critiquait également la décision des juges constitutionnels en faveur du FSB dans l’affaire contre Natalia Morari, interdite d’entrée sur le territoire de la Russie en janvier 2008, avant de se voir retirer sa nationalité russe quelques mois plus tard. Journaliste et activiste politique, Natalia Morari avait notamment travaillé au sein du fonds de Mikhail Khodorkovski, « La Russie Ouverte », en 2005-2006. Elle a publié de nombreux articles consacrés à la corruption en Russie, dont « La Caisse Noire du Kremlin » en décembre 2007, où elle analysait le fond qui aurait servi à contrôler les principaux partis russes pendant les élections législatives de 2007.
Vladimir Iaroslavtsev, membre de la Cour Constitutionnelle russe depuis 1994, compte à son actif plus d’une dizaine d’« opinions divergentes ». Déjà en 2001, il avait critiqué la réforme de la justice lancée par l’administration présidentielle de Vladimir Poutine, soulignant la menace qu’elle faisait peser sur l’autonomie et l’indépendance des juges russes. En 2005, il avait dénoncé, à l’occasion de l’annulation des élections des gouverneurs, une « démocratie dirigée » enlevant son pouvoir au peuple russe.
Les propos tenus par Vladimir Iaroslavtsev dans son entretien au journal El Pais ont été jugés contraires au code de l’éthique des juges en assemblée plénière de la Cour Constitutionnelle. Les opinions courageuses du juge ont cependant été soutenues au cours de cette réunion par son confrère Anatoly Kononov qui a émis de nombreuses critiques à l’adresse de la « démocratie souveraine » en Russie. Le juge Kononov a rendu public et a développé ses propos dans un entretien au journal russe Sobesednik, publié en octobre, sous le titre : « Il n’existe pas de juges indépendants en Russie ». Il a déclaré que Vladimir Iaroslavtsev avait été « fouetté » dans les meilleures traditions en séance plénière et que les juges constitutionnels penchaient toujours du même côté s’agissant des conflits entre les citoyens et le pouvoir. A la suite de ces propos jugés irrespectueux à l’encontre de ses confrères, il a été recommandé à Anatoly Kononov de quitter ses fonctions.
Anatoly Kononov, membre de la Cour Constitutionnelle russe depuis 1991, détient le record en matière d’« opinions divergentes » (plus de cinquante). En 2005, il avait soutenu la position de l’ancien chef de la banque Menatep de Platon Lebedev contre les normes du Code de procédure pénale russe concernant la prolongation du terme de la détention provisoire, que la Cour Constitutionnelle a reconnu conforme à la Constitution russe. Tout récemment, la Cour constitutionnelle a finalement déclaré illégale l’arrestation, en 2003, de ce collaborateur de Mikhaïl Khodorkovski.
En 2005, Anatoly Kononov s’était prononcé contre la décision de la Cour Constitutionnelle reconnaissant comme conforme à la Constitution l’article 113 du Code fiscal russe abrogeant la prescription de trois ans pour les délits fiscaux et permettant d’ouvrir de nouvelles poursuites à l’encontre de Ioukos pour un montant de près de 680 millions d’euros. A cette occasion, le juge Kononov avait affirmé que la décision de la Cour Constitutionnelle réduisait la garantie de stabilité du droit. Cette année, il a dénoncé l’inconstitutionnalité de la décision imposant l’accord des pouvoirs publics pour les manifestations publiques et il est intervenu contre le rejet de la plainte de Mikail Khodorkovski contre la constitutionnalité d’une série de dispositions du code pénal russe. Comme Vladimir Iaroslavtsev, il s’est également exprimé contre l’annulation des élections de gouverneurs et les décisions du FSB à l’encontre de Natalia Morari.
Les démissions des juges Iaroslavtsev et Kononov interviennent dans un contexte de grands changements pour la Cour constitutionnelle russe. Des modifications hautement critiquées ont été adoptées en juin, suivant lesquelles le président de la Cour serait désormais nommé par l’administration présidentielle et non plus élu par les juges constitutionnels. De plus, l’administration du Président de Russie, déjà à l’origine de ces modifications, est en train d’élaborer une série d’amendements à la loi sur la Cour constitutionnelle, diminuant ses compétences de manière significative. L’influence de ces changements s’est fait sentir dès l’adoption du projet de loi sur la nomination du président de la Cour en première lecture par la Duma. Alors qu’en 2008 les décisions de la Cour constitutionnelle portant sur des conflits entre le gouvernement et les citoyens russes étaient généralement plus favorables à ces derniers, la situation s’est renversée à compter de mai 2009 sur les affaires les plus critiques pour le gouvernement.
Les juges Iaroslavtsev et Kononov ont accepté, comme conforme à la déontologie, la « recommandation » de démission émise par leurs collègues, estimant qu’ils ne pouvaient être juges et parties. Mais la disparition de ces « opinions divergentes » leur donne un écho supplémentaire. Elle est la preuve même de leur pertinence.