Réinventer la démocratie en Amérique

Voici le texte prononcé par Arthur Godhammer au Forum de Grenoble de la République des Idées. Écrivain et traducteur, Arthur Goldhammer a traduit une centaine de livres d’auteurs français ou de langue française à commencer par Alexis de Tocqueville (De la démocratie en Amérique) mais aussi Jean Starobinski, Georges Duby, Jacques Le Goff, Gaston Bachelard, ou encore Émile Zola. Il est membre du Center for European Studies de Harvard University. Il fait également partie du conseil de rédaction de la revue French Politics, Culture, and Society. Voir aussi son blog http://artgoldhammer.blogspot.com/

Réinventer la démocratie : c’est le thème de ce colloque. Peut-on dire que Barack Obama a réinventé la démocratie en Amérique ? Certains partis politiques européens semblent le penser. Ils envoient des délégations en Amérique pour étudier son utilisation d’Internet ou la rhétorique de ses discours. On s’efforce de démonter sa technique, comme s’il s’agissait d’un mécanisme plutôt qu’un art.

Sans doute tout cela n’est-il pas sans importance, mais il faut se rendre à l’évidence : même avec toute la nouvelle technologie et tout le professionnalisme de la campagne, la victoire n’aurait pas été au rendez-vous sans trois facteurs capitaux, qui ne se reproduiront point : George W. Bush battait tous les records de l’impopularité ; John McCain était un candidat sans éclat, qui a fait beaucoup d’erreurs, et qui n’avait pas le soutien de tout son camp ; et une crise économique sans précédent a atteint son paroxysme pendant la phase critique de la campagne. Obama était le bénéficiaire de toutes ces circonstances, qu’il n’a pas créées.

Je ne dis pas pour autant que le candidat n’était pour rien dans sa victoire, tant s’en faut. Mais de quel genre de victoire s’agit-il ? Pour certains, comme Ruy Teixeira et John Judis, l’élection d’Obama n’est rien de moins que l’aboutissement d’une transformation démographique profonde qui laisse présager une domination durable du Parti Démocrate. Pour ma part, je suis moins sûr que la conquête du pouvoir ait ce caractère structurel. Si – pour simplifier – c’est la peur du terroriste qui a fait réélire Bush, c’est la crainte d’une nouvelle Dépression qui a fait élire Obama.

Malgré cette volatilité des passions des électeurs, les grandes lignes de notre affrontement politique restent à mon sens plus ou moins inchangées. Pour provoquer au maximum, j’irais jusqu’à dire que le Parti Démocrate reste le parti des boursiers, des banquiers, et des éboueurs, alors que le Parti Républicain est toujours le parti des héritiers, des héros, et des harangueurs, ces petits blancs en colère, style Joe le Plombier.

Et le match reste très serré. En un sens, c’est un match entre deux élites : l’intelligence et la fortune se disputent l’approbation du peuple, qui, au fond, n’aime ni l’une ni l’autre. (Bien sûr, si je sépare ces deux principes aux fins de l’analyse, je conviens que dans la nature ils existent dans toutes les combinaisons qu’on peut imaginer. On y reviendra plus loin.) Certes, on peut affirmer que la victoire d’Obama marque un pas décisif pour la démocratie, une expansion du corps politique par l’inclusion d’une minorité auparavant méprisée et trop longtemps exclue. En témoignent les défilés de voitures chargées de familles afro-américaines, tout endimanchées, que mon fils a perçus sur la route de Memphis à Washington la veille de l’Investiture.

The best and the brightest

Mais, d’un autre côté, on peut voir cette même victoire sous un tout autre jour. Car le nouveau président, tout comme Bill Clinton, son prédécesseur du côté démocrate, est un pur produit du système de promotion qu’on a peu à peu mis en place depuis la Deuxième Guerre mondiale. Si, finalement, la race du candidat a fait moins problème qu’on a pu craindre, c’est qu’on le voit moins comme black que comme boursier. Il est donc le bénéficiaire d’un système de promotion qui est une puissante machine à créer, au milieu de la démocratie — j’allais dire quelque chose comme une caste, mais ce serait trop fort. Disons plutôt une couche privilégiée de diplômés d’une poignée d’universités d’élite : the best and the brightest, comme on a pu les baptiser, les meilleurs et les plus malins.

La légitimité d’un tel système est une chose très fragile. Elle dépend surtout des perceptions et des expériences de milliers d’individus, et des perdants autant, sinon plus, que des gagnants. Le système ne peut bien fonctionner que si une large majorité de la population croit qu’il est « équitable ». L’un de nos plus grands philosophes politiques, John Rawls, a fondé toute sa « théorie de la justice » sur cette question précise de l’équité dans la distribution des chances et des récompenses. Mais pour Rawls, l’équité est un concept plutôt abstrait. Je préfère une version plus terre-à-terre, plus proche en effet de l’une des idées-forces de Tocqueville, à savoir, que les mœurs sont plus importantes que les lois. Et dans nos mœurs je constate que, depuis assez longtemps déjà, ce système de sélection, qu’au début on acceptait tant bien que mal, suscite un ressentiment de plus en plus fort. C’est que les premiers de la classe d’aujourd’hui sont de plus en plus souvent les enfants des boursiers d’hier. Le système, qui par le passé représentait une ouverture, s’est refermé, et ceux qui en étaient les bénéficiaires s’en servent pour pousser leurs enfants vers les sommets du pouvoir. On a créé une couche intellectuelle destinée à exercer une influence disproportionnée, pour une large part à l’abri des vicissitudes de l’économie, et qui se reproduit à l’infini. Cela provoque un ressentiment.

D’où vient ce ressentiment ? Ce serait trop facile de répondre qu’il s’inscrit au cœur de nos traditions démocratiques, même s’il est vrai que l’un de nos historiens les plus célèbres, Richard Hofstadter, s’est fendu d’un très beau livre qui a pour titre L’Anti-intellectualisme dans la vie américaine. Mais il n’est pas moins vrai que cette même Amérique a deux fois élu à la présidence Woodrow Wilson, ancien professeur de sciences politiques ; que Bill Clinton était un Rhodes Scholar ; et que lui, tout comme Barack Obama, exerçait un temps les fonctions d’un professeur de droit.

Guerres culturelles et révolution reaganienne

Il n’en reste pas moins que le règne de l’intelligence pose problème aux États-Unis, à la différence de la France, où les traditions de l’État administratif le légitiment en quelque sorte. Même dans l’Hexagone, toutefois, nombreux sont ceux qui dénoncent les prétentions des énarques, alors que l’actuel président de la République affiche sa répugnance pour la Princesse de Clèves comme une preuve de sa solidarité avec le "pays réel". En Amérique la suspicion à l’encontre d’une légitimation politique par le diplôme est autrement plus répandue. Les signes d’appartenance à une élite intellectuelle déracinée mais puissante sont tournés en autant de marques d’inauthenticité et donc de trahison de l’intérêt général. On le voit très clairement dans certains aspects de nos guerres culturelles. Nombre de mes concitoyens stigmatisaient le prétendu « élitisme » du candidat de la gauche à cause de son goût de la salade roquette ou son peu de penchant pour le bowling, alors que son opposant, propriétaire de sept maisons et mari d’une héritière richissime, était fort du soutien de Joe le Plombier.

Ma collègue Sylvie Laurent a bien vu ce paradoxe : « la discrimination par l’éducation … s’oppose à l’identité et à l’éthique nationales » des États-Unis.

Comment comprendre les fluctuations de ce ressentiment anti-élitaire ? On pourrait sans doute évoquer plusieurs cycles de croissance et de décroissance, dont le dernier en date trace ses origines aux années 30 et au New Deal de Franklin Roosevelt. FDR était tout sauf un homme du peuple, mais le peuple l’avait vénéré, même s’il s’était entouré d’un Brain Trust, ou Cartel des Cerveaux. Pourquoi ? Parce que les « cerveaux » de Roosevelt étaient, eux, des tribuns du peuple, souvent issus d’origines modestes et recrutés par une administration en pleine expansion. Cet élargissement des fonctions et des attributions gouvernementales ouvrait de nouvelles carrières aux enfants de ceux mêmes que les programmes du régime visaient, et qu’on accueillait pour la première fois comme citoyens à part entière : immigrés, syndicalistes, assistés sociaux, populations dites « ethniques » des grandes agglomérations urbaines. On payait plus d’impôts, certes, mais, au lieu de contester le régime, on le reconnaissait comme le garant de ses nouveaux droits sociaux et de son nouveau rôle dans le fonctionnement même de l’administration.

Après deux générations, cependant, vers 1980, l’équilibre de ce système se trouve perturbé. C’est qu’on a pu peindre l’administration comme l’apanage d’une élite exclusive qui se maintenait au pouvoir en comblant de ses largesses une partie de la population de plus en plus éloignée de l’Amérique profonde. Ce ressentiment a abouti à la révolte des contribuables et, par la suite, à la révolution reaganienne, qui instaurerait une toute autre conception de l’équité : à savoir, que chacun puisse garder la part du lion de ce qu’il gagne, comme si le verdict du marché était par définition le verdict de la justice.

Or, trente ans plus tard, cette équivalence vient d’être battue en brèche par la crise économique. Et on a tout de suite comparé Barack Obama à Franklin Roosevelt. Comme Roosevelt, il représente l’inclusion des exclus. Comme Roosevelt, il incarne l’espoir qu’un État de nouveau dynamique puisse remettre les pendules à l’heure. Et à l’instar de son illustre prédécesseur, il a nommé son propre « Cartel des Cerveaux » pour étayer sa nouvelle administration. Il a donc redoré le blason de cette élite intellectuelle d’État dont il est lui-même le représentant sans égal.

Tea Parties

Tout est donc pour le mieux dans le meilleur des mondes. Sauf que le ressentiment n’a pas pour autant disparu. Une colère, qu’on pourrait stigmatiser comme « populiste » si elle n’était dans une certaine mesure partagée par tout le monde, sourd un peu partout. Ici en France, par exemple, le trotskyste Olivier Besancenot monte en flèche dans certains sondages. Aux États-Unis, la chaîne de télévision Fox News, très marquée à droite, a essayé de mobiliser la rage populiste en une série de manifestations dites « Tea Parties », des parties de thé, en souvenir des contestations de l’époque coloniale qui ont précédé la Révolution américaine. Les têtes les plus chaudes, comme Glenn Beck, chroniqueur de cette même chaîne, contestent la légitimité même du régime.

Cette rage dépasse les partis pour viser l’idée même d’une autonomie relative de l’action de l’État. L’ennui, pour qui n’aime pas les dérapages de ce genre, c’est que tout n’est pas faux dans cette représentation de l’État. Il n’y a pas que les têtes brûlées qui parlent ainsi. Le très respectable Simon Johnson, ancien économiste en chef du FMI, préconise un système bancaire qui dicte sa loi à l’État. La révocation de l’acte dit de Glass-Steagall, souvent citée comme l’une des racines de la crise actuelle, était le fait des deux partis, proposé d’abord par le très conservateur sénateur Phil Gramm mais signé ensuite par le président Bill Clinton, leader du centre-gauche.

J’ai dit tout à l’heure que le parti Démocrate est une coalition de boursiers, de banquiers, et d’éboueurs. Hélas, ce portrait n’est pas tout à fait caricatural. Les contributions des banquiers aux coffres du parti, et surtout les contributions des grands banquiers d’investissement proches du sénateur Charles Schumer, le président de la commission de campagne sénatoriale du parti, sont publiquement connues. Et les intellos-gardiens de la République, grands commis de l’État, ne sont pas au-dessus de tout soupçon à cet égard. Larry Summers, l’un des conseillers économiques du président, est le protégé de Robert Rubin, qui a intégré le conseil d’administration du Citigroup après avoir servi comme secrétaire du Trésor sous Clinton, et Summers lui-même a gagné $6 million en une année comme consultant d’un hedge fund alors même qu’il servait comme le président de Harvard. Les rapports de complicité entre Timothy Geithner, le secrétaire du Trésor, et les dirigeants des plus grandes banques de Wall Street faisaient l’objet d’un article récent dans le New York Times. En tout cela, s’il n’y a rien de forcément coupable, il y a quand même de quoi nourrir quelques suspicions et d’attiser encore des passions déjà éveillées.

1929 ou 1789 ?

Il y a là un danger évident pour la démocratie rénovée. La résolution des problèmes de l’économie exige les compétences des experts, mais leurs implications d’hier auprès du monde des affaires imposent un devoir renforcé de transparence et d’équité. Nous assistons à un troisième règne de l’intelligence, après ceux du New Deal et du président Kennedy. S’il s’avère inéquitable, ou si la crise va de mal en pis en dépit de tous les efforts des conseillers les plus avisés, le prix à payer sera lourd.

Depuis des années, presque la moitié de chaque promotion de l’université de Harvard se dirige vers le monde des finances. Les récompenses étaient irrésistibles. Ça commence à changer, comme il se doit. Sinon, l’intelligence d’aujourd’hui se trouvera dans la même situation que l’aristocratie que décrit Tocqueville dans le dernier chapitre, non pas de la Démocratie en Amérique, mais de L’Ancien Régime et la Révolution : tout en cessant de protéger ou de servir les autres classes de la société, a-t-il écrit, l’aristocratie « avait néanmoins, non seulement conservé, mais beaucoup accru … les avantages dont jouissaient individuellement ses membres. … [Et donc] on ne s’étonnera plus que ses privilèges aient paru si inexplicables et si détestables aux Français, et qu’à sa vue l’envie démocratique se soit enflammée dans leur cœur à ce point qu’elle y brûle encore ». À l’heure qu’il est, alors, la question qui se pose à notre aristocratie contemporaine, celle justement de l’intelligence, est de savoir si la crise à laquelle on fait face a plus en commun avec celle de 1929 ou celle de 1789.

Saura-t-on introduire suffisamment de réformes à la fois efficaces et équitables ? Ou cherchera-t-on à préserver son statut et ses privilèges au risque d’attiser, davantage encore, le ressentiment et l’envie ? Autrement dit, saura-t-on réinventer la démocratie, ou poussera-t-on par étourderie vers une nouvelle révolution ? C’est le choix profond qui nous attend, et que pour le moment nous esquivons en mettant l’accent sur la relance économique et en mettant en sourdine nos aspirations pour un monde plus équitable.