Le conflit entre les Palestiniens et Israël est le plus religieux de tous les conflits actuels, affirme Henry Laurens, du Collège de France, non pas le plus terrible, et avec un enjeu territorial dérisoire, de 23 000 km2, mais le plus religieux parce qu’il s’agit de la terre sainte des trois religions monothéistes. Il y a deux sortes de terre, l’une est matérielle, où chaque olivier compte, et l’autre est religieuse. Pour les lieux saints, presqu’aucun compromis n’est possible. En outre, si les lieux saints des chrétiens peuvent faire l’objet de litiges entre chrétiens, les lieux saints des musulmans sont les lieux saints juifs ; c’est le véritable enjeu du conflit. Il joue un rôle d’autant plus important qu’en Palestine il n’y a qu’une seule sacralité, la religieuse, alors qu’ailleurs la sacralité religieuse s’ajoute à une nationalité. Une troisième sacralité rend les choses plus complexes encore, la sacralité de l’histoire qui fait revivre la Shoah aux Israéliens et la colonisation aux Palestiniens. Cela entraîne une mobilisation des affects des deux côtés. Les Palestiniens retrouvent l’héritage de la contre croisade dont les défenseurs étaient en terre sainte palestinienne ; puis ils ont appelé les Arabes au secours, ensuite les musulmans, et le conflit est devenu un affrontement islam-judaïsme.
Le chiisme, une religion d’Etat
Laurence Louër (Sciences Po-CERI), a montré comment le chiisme, devenu une religion d’Etat en Iran au 16ème siècle, est apparu désormais dans la région davantage comme une 5ème colonne de la politique iranienne que comme un différent théologique. On ne peut plus parler de chiisme hors de la politique. En 1979 la révolution iranienne a réactivé ce syndrôme.
Au Nigeria les conflits sont d’abord politiques, affirme Murray Last, mais les religions sont utilisées comme systèmes d’identité et de solidarité. « Les conflits religieux paient beaucoup mieux que les autres ! » ironise-t-il, il y a une forte compétition entre les « services religieux », et l’extrémisme y est un bon plan !
En Irlande aussi la religion est devenue – sur la base d’une différence non pas théologique mais coloniale – un système d’entraide, de reconnaissance sociale et d’identité. En Irlande du nord, rappelle Jennifer Heurley, les recensements ont toujours eu valeur de référendums.
En Afghanistan les seigneurs de la guerre entre le local et le global
Olivier Roy (CNRS-EHESS) décrit les seigneurs de la guerre en Afghanistan comme des émirs locaux s’emparant de structures territoriales existantes pour les subvertir et y remplacer les institutions traditionnelles locales par des normes religieuses donc universelles. Ils contrôlent les ressources locales et mobilisent la religion pour un ultralibéralisme d’économie contrebandière. Ils échappent à la saisie par un jeu de marqueurs religieux, communautaires et peut-être surtout générationnels, qui créent une incertitude fondamentale. Sans statut ni terres ni formation réelle, les talibans cherchent à valoriser ce nulle part et dans les nombreux tribunaux créés désormais ils trouvent peut-être une place d’assesseur !
Les « cadres de sens » des massacres
Jacques Semelin (CNRS-Sciences Po-CERI) parle de violence de masse, c’est-à-dire du massacre par les combattants de non combattants. Il ne voit pas là de « stratégie », parce qu’il y a un abîme entre penser le crime de masse et le faire, c’est plutôt un processus incertain, laborieux, indéterminé, qui se construit dans le temps, pour éradiquer un groupe ou le soumettre.
Mais c’est d’abord un processus mental : repérer les représentations qui vont permettre le crime…repérer ceux qui créent les cadres de sens qui vont donner la possibilité du massacre. Des intellectuels, des idéologues, des universitaires, des artistes… des religieux.
Au Kosovo, au milieu des années 1980, l’Eglise orthodoxe utilise le mot de génocide pour caractériser ce que font ou feraient les Albanais de la province. En même temps des artistes comme Dobrica Cosic dans ses romans rappellent la souffrance des Serbes et contribuent à la renaissance du nationalisme serbe. Ce type de discours ne devait pas entraîner nécessairement la guerre des Balkans ; un discours incendiaire n’est pas un incendie. C’est juste un cadre qui apporte du sens.
Le nationalisme emprunte au religieux dans ses fondations, dans ses rites, dans son essence politique même. Raymond Aron parlait de religion séculière pour le communisme qui prenait « la place de la religion évanouie ». Les Khmers rouges ont montré comment la politique absorbe le religieux greffant un marxisme minoritaire sur la tradition bouddhiste qu’ils détruisent.
L’atomisation des sociétés
Il faudrait suivre aussi l’évolution des milices (et groupes armés) en Irak qu’analyse Hosham Dawood (CNRSS-EHESS). Avant 2003, elles étaient le fait d’un Etat fort, son prolongement : une sorte d’ancrage du pouvoir central sur des références religieuses et locales ; elles sont devenues ensuite la conséquence d’un Etat faible, des milices un peu flottantes, hésitant dans la définition de leurs ennemis, peu homogènes.
Lorsque Jean-Pierre Filiu, de Sciences Po, traite d’Al Qaida, c’est d’une autre sorte d’atomisation qu’il s’agit : la nouvelle définition du djihad qu’a lancée Al Qaida, pour instaurer un califat révolutionnaire à la Mecque et à Medine, c’est aux individus qu’elle l’a adressée, non plus à la collectivité des croyants comme cela avait toujours été le cas en islam. Et son ennemi est moins l’Amérique que l’islam ; elle cherche à attirer l’ennemi lointain sur le territoire de l’ennemi proche pour le déstabiliser. Son dogme est réduit à quelques versets… Jean-Pierre Filiu estime qu’Al Qaida apparaîtra comme une monstrueuse parenthèse.
Lignes d’action
En apportant une conclusion à ce colloque, Pierre Lévy, directeur de la Prospective, a ajouté à la synthèse des interventions « quelques réactions de diplomate ».
Il propose de réfléchir à la dynamique de mobilisation des affects, et de chercher comment apprécier ces résurgences du religieux, notamment en ce qui concerne la question centrale Israel –Palestine.
Etudier aussi comment la religion peut apparaître comme un élément de substitution, et comment elle peut servir au rejet de l’autre.
Il existe une différence fondamentale entre le champ du politique, où l’on peut définir des intérêts, négocier, faire des compromis…et le champ du religieux, qu’on ne sait pas appréhender, le domaine de l’absolu, de l’inconciliable.
Pour apprécier le phénomène religieux à sa juste mesure, il faut donc faire un travail de déconstruction de chaque crise, de déconfessionnalisation non pas des conflits, mais de la vision que nous en avons.