Mesdames et Messieurs,
Ce n’est pas souvent qu’on trouve une telle concentration de think tanks européens rassemblés autour d’un thème d’actualité, à savoir la manière dont l’Union européenne devrait élaborer une vision stratégique de son action extérieure.
Au cours de mes huit dernières années à la tête de l’OMC, j’ai été un observateur privilégié des grandes transformations géopolitiques et économiques en cours. J’ai aussi pu observer les premiers pas de l’action extérieure de l’Union européenne après l’entrée en vigueur du traité de Lisbonne. Ces transformations sont toujours à l’œuvre, et donc toute prédiction sur les « avancées ou reculs » devrait, à mon avis, être prises avec des pincettes. Toutefois, il existe certaines tendances allant dans une certaine direction.
Dans mes remarques de ce matin, j’examinerai brièvement quelques éléments qui doivent être pris en compte pour comprendre cette « nouvelle direction », afin de partager avec vous un certain nombre de considérations relatives à la position extérieure de l’Union européenne dans la nouvelle configuration du monde.
1 - Les transformations de la structure et de la géographie de l’économie mondiale
En ce début de XXI ème siècle, nous assistons à un changement radical de l’économie mondiale. Pour la première fois dans l’histoire économique mondiale, en 2012, le PIB des pays en développement a dépassé celui des pays développés.
Cela tient non seulement à la très forte croissance enregistrée par les économies en développement au cours des dernières décennies, mais aussi aux faibles taux de croissance qu’ont connus les économies développées depuis le début de la crise.
Dans les années à venir, les pays en développement devraient connaître une croissance trois fois plus rapide que les économies développées. Nous assistons à un « rattrapage » massif des pays en développement. Pour résumer, dans les années à venir, l’essentiel de la croissance mondiale viendra des pays en développement.
Cette tendance est confirmée par les prévisions commerciales pour 2013 que nous avons récemment publiées. Après une croissance modeste du commerce mondial de 2 % l’an dernier, le volume commercial pour 2013 devrait seulement augmenter de 3,3 %, bien en-deçà de la moyenne d’environ 5 % enregistrée au cours des 20 dernières années. Les économies développées connaîtront une croissance d’environ 1 % de leur commerce, tandis que celle des économies en développement sera d’environ 5 %. L’essentiel de la croissance du commerce vient donc du Sud.
La deuxième tendance la plus importante est celle de l’augmentation de la classe moyenne. D’ici 2030, sa taille sera multipliée par plus de deux, passant de 2 milliards de personnes actuellement à environ 5 milliards. L’Asie sera en tête, suivie par l’Amérique latine, mais aussi par l’Afrique, aux portes de l’Union européenne.
L’Afrique est en mouvement et en développement. La demande de consommation de sa classe moyenne croissante constituera un moteur pour sa croissance économique et l’augmentation des investissements. Selon un rapport de la Banque mondiale, les dépenses de consommation représentaient plus de 60 % de la croissance économique récente de l’Afrique sub-saharienne, et on prévoit une accélération à plus de 5 % au cours des trois prochaines années, ce qui dépassera la moyenne mondiale.
La géographie du commerce est également en pleine mutation. Il y a 20 ans, les échanges Nord-Nord représentaient 60 % du commerce mondial, les échanges Nord-Sud 30 % et les échanges Sud-Sud seulement 10 %. D’ici 2020, le commerce Sud-Sud devrait représenter un tiers du commerce mondial.
Cette transformation des acteurs du commerce mondial doit beaucoup aux avancées en termes de technologie et de transport, qui ont conduit à l’essor des « chaînes de valeur ». Par le biais des chaînes d’approvisionnement, les pays en développement ont trouvé un moyen aisé de s’introduire dans l’économie mondiale. Le commerce ne concerne plus des produits finis ou des services, mais des tâches. Il porte sur la valeur ajoutée dégagée lors de la contribution à une étape de la production d’un produit fini ou lors d’une prestation de services de haute qualité.
2 - La diffusion du pouvoir dilue les responsabilités des biens publics mondiaux
Tout ceci signifie que le pouvoir était autrefois concentré dans quelques pays et qu’il est désormais beaucoup plus diffus. Mais cette diffusion signifie aussi une dilution de la responsabilité des biens publics mondiaux. Qu’il s’agisse du commerce, du climat, de la protection de l’environnement ou de l’énergie, la gouvernance de nos biens communs est devenue de plus en plus complexe à exercer.
Ce n’est peut-être qu’une question de temps avant que la classe moyenne, qui ne cesse de se développer dans le monde, commence à demander un air plus propre, la protection de l’environnement et des sources d’énergie plus écologiques. Mais peut-être que les dégâts seront d’ici là devenus irréversibles. Il est donc nécessaire d’agir maintenant.
3 - La place de l’Europe sur la nouvelle scène mondiale
La crise économique touchant de nombreux pays européens, la hausse du chômage qui s’en est suivie, les incessantes discussions sur le besoin de réformes et les lacunes dans la gouvernance du projet d’intégration économique de l’UE constituent tous les ingrédients nécessaires pour nourrir l’euro-pessimisme qui connaît un degré jamais atteint dans l’histoire de l’Union européenne. Pire encore, le pessimisme se transforme en scepticisme et même en un rejet catégorique du projet d’intégration européenne.
Certaines sources de préoccupation sont évidentes. Aucune intégration ne peut se poursuivre sans un projet commun, basé sur des objectifs partagés, ancré dans des institutions capables d’animer et de montrer la voie, tout en montrant des bénéfices tangibles aux citoyens. Et pour être franc, chacun de ces éléments mérite d’être revu dans le cas du projet d’intégration européenne.
Le projet commun initial de réconciliation des peuples d’Europe après deux guerres sanglantes a perdu de son attrait pour les générations pour lesquelles cet objectif initial paraît aussi lointain que l’Empire romain. Et pourtant, lorsque je voyage hors d’Europe, la « raison d’être » de l’Union européenne m’apparaît souvent de façon évidente : pour bon nombre de personnes non-Européens, celle-ci représente un modèle de bon équilibre entre efficacité économique, progrès social et durabilité. Un diplomate asiatique me disait récemment : « le monde a besoin de l’Europe pour civiliser la mondialisation ». L’Europe est donc considérée comme une sorte de modèle de civilisation. Je suis conscient que pour les nombreuses personnes touchées par la crise économique en cours, cela peut être difficile à entendre. Mais la souffrance à court terme ne doit pas occulter les bénéfices à long-terme.
Il convient aussi de redéfinir les objectifs partagés par l’Union européenne. Il faut trouver un « nouveau narratif » qui expliquera pourquoi nous sommes ensemble, ce que nous voulons faire ensemble, les compétences qu’il est préférable de laisser à chacun des États membres et les étapes à suivre pour y parvenir. Nous devons incarner l’Europe dans des « concepts concrets » et des « détails » qui parlent aux peuples.
Enfin, nous avons aussi besoin d’institutions qui fournissent leadership et vision, qui s’expriment en faveur du bien commun et qui pensent, proposent et osent défendre le projet commun.
En m’écoutant jusque-là, vous devez vous dire que je me suis trompée de conférence, car le sujet qu’on m’a demandé de traiter est l’action extérieure de l’Union européenne. Mais je suis intimement convaincu que la capacité de l’Union européenne à être un acteur sur le plan extérieur dépend fortement de sa capacité à être une Union européenne forte sur le plan interne.
Soyons franc. L’Europe, en tant qu’« Union » a clairement perdu une grande partie de sa crédibilité au cours des années passées. Pas à cause de ses échecs diplomatiques ou de son manque d’engagement extérieur. Mais parce que les partenaires de l’Europe dans le reste du monde ont commencé à remettre en question l’idée prédominante durant cinq décennies selon laquelle l’avenir du continent ne pouvait passer par son unité. Ce sentiment apparaît dans un récent sondage du Pew Research Centre, qui montre un déclin de 15 % du soutien au projet européen par les Européens eux-mêmes.
4 - Que faire ?
Avant de conclure, laissez-moi vous faire part d’un certain nombre de considérations sur les domaines dans lesquels je vois une nécessité pour l’Europe d’examiner ses forces et faiblesses, en me concentrant sur les questions économiques.
Dans les dix prochaines années, 90 % de la croissance dont bénéficiera l’Union européenne viendra de l’extérieur, dont un tiers de la seule Chine. L’un des levier s clés de la croissance européenne sera de renforcer ses liens économiques avec les puissances moyennes et mondiales, et notamment avec les pays en développement.
Et la bonne nouvelle est que l’UE est en bonne position pour bénéficier de cette croissance externe. Dans son ensemble, l’Europe est compétitive sur les marchés d’exportation – sa part de marché est restée stable à environ 20 %, tandis que celles des États-Unis et du Japon ont baissé. Les excédents commerciaux en Europe pour les produits manufacturés ont été multipliés par cinq depuis 2000. Son marché intérieur fournit à l’Europe un avantage comparatif dans les chaînes de valeur mondiales.
Mais comme le montre le Rapport présenté aujourd’hui, l’Europe doit améliorer sa compétitivité dans le domaine des services, qui représente environ deux tiers du PIB des économies européennes. Il existe là un potentiel inexploité de croissance et d’emplois.
J’ai mentionné l’importance de la Chine pour l’Europe. Je pense qu’il y a la place et même le besoin pour les deux parties de veiller attentivement à la mise en place d’un agenda économique positif. L’investissement est un domaine d’intérêts communs. Les services sont d’importantes sources de potentiel inexploité. Le changement climatique en est un autre, tout comme la stabilité financière et monétaire. Gérer les conflits qui surgissent inévitablement grâce à une plus forte intensité économique est une chose. Mais développer un agenda commun est l’option à privilégier.
Mais il ne s’agit pas là uniquement des grands pays émergents. Maîtriser la mondialisation implique de développer des alliances entre les continents, de jeter des ponts entre les pays, qu’ils soient grands ou petits. L’Afrique est un bon exemple. Pour l’Europe, c’est son voisin immédiat. L’Afrique constitue une immense opportunité économique pour l’Europe, à condition que l’Europe ne regarde plus ce continent au prisme de son ancien héritage colonial. À condition qu’elle voit dans l’Afrique comme un partenaire pour la croissance, l’investissement, les opportunités et les alliances, que ce soit pour le climat, l’énergie et la protection de l’environnement.
Enfin, je pense qu’un partenariat plus étroit entre l’Europe et les économies développées telles que les États-Unis, le Canada et le Japon peut être avantageux pour la croissance et l’emploi, à condition que ces pays s’attaquent aux réels obstacles du commerce Nord-Nord, qui portent de plus en plus sur les barrières non-tarifaires – réglementations, règles, normes – et non sur les tarifs douaniers voire les subventions. Seuls des accords approfondis permettront des gains importants. Car seuls des accords approfondis ont la possibilité d’être non seulement les moteurs d’ajustements structurels en interne mais aussi d’ouvrir des opportunités à l’étranger.
En quelques minutes, j’ai essayé de résumer les domaines dans lesquels je voyais l’action de l’Union européenne sur le plan extérieur. Mais cela implique que l’Europe affronte ses propres faiblesses. Seule une union forte sur le plan interne permettra à l’Europe de jouer son rôle dans la gouvernance de nos biens communs mondiaux.
Je vous remercie de votre attention.