Retour sur les événements de 1989

Dans un entretien exclusif, Jacques Delors revient sur la chute du mur de Berlin le 9 novembre 1989. L’ancien président de la Commission européenne évoque notamment les tensions que ces événements provoquèrent entre la France et l’Allemagne. Propos recueillis par Thomas Ferenczi et Daniel Vernet.

A quel moment avez-vous pris conscience qu’il se passait des choses à l’Est qui allaient bouleverser la construction européenne ?

La Commission s’est montrée active dès les événements de Pologne et de Hongrie, au printemps 1989. C’était avant la chute du mur de Berlin. En Pologne les autorités avaient dû accepter la réunion d’une table ronde avec le syndicat Solidarité. En Hongrie, Imre Nagy était réhabilité et un gouvernement de transition mis en place. Je suivais de près ces mouvements tout en prêtant également attention aux manifestations qui allaient croissant en Allemagne de l’Est.

Qu’avez-vous fait concrètement ?

Au sommet de l’Arche, c’est-à-dire à la réunion du G7 organisée en juillet 1989 sous présidence française dans ce monument de La Défense, j’ai proposé que la Commission soit chargée de coordonner les aides à la Pologne et à la Hongrie. C’est ce qu’on a appelé le programme PHARE, acronyme pour Pologne, Hongrie, Aide à la Reconstruction Economique, qui sera étendu ensuite à d’autres pays. Vingt-quatre Etats se sont associés à ce projet. C’était un projet risqué parce qu’il nous fallait démontrer notre efficacité et que la tâche était immense. Les deux commissaires qui m’accompagnaient, le Néerlandais Frans Andriessen, chargé des relations internationales, et le Danois Henning Christophersen, chargé de l’économie, ont eu un choc. Mais c’était aussi une façon de souligner l’importance du rôle de la Commission. Nous avons reçu le soutien du président américain, George Bush, et du chancelier allemand, Helmut Kohl. Le premier ministre canadien, Brian Mulroney, a été très actif.

Ensuite le mur est tombé...

Le jour où le mur est tombé, j’étais à Bruxelles où je recevais à déjeuner Michel Rocard, alors premier ministre, et ses ministres. La France exerçait la présidence tournante du Conseil européen. Le lendemain, j’ai tenu un séminaire de la Commission. Puis j’ai donné une interview à la deuxième chaîne de télévision allemande, dans laquelle je soulignais le droit des Allemands de l’Est d’entrer dans la Communauté européenne, soit par la voie d’une confédération soit par celle de l’unification. Je disais que tout était possible et que c’était aux Allemands de choisir. Mon souci était à la fois de les rassurer et de leur montrer que la Communauté européenne était à leurs côtés. J’ai dit également que je n’avais pas peur. "Ich habe keine Angst", ai-je déclaré.

Quels ont été les principaux acteurs ?

Les événements étaient entre les mains de Bush, de Gorbatchev et de Kohl, chacun dans son genre. Bush me tenait régulièrement au courant, bien que la politique étrangère ne fût pas de la compétence de la Commission. Son secrétaire d’Etat, James Baker, a fait un excellent travail dans le cadre des négociations dites 2 + 4 (les deux Allemagne d’un côté, l’URSS, les Etats-Unis, la Grande-Bretagne et la France de l’autre). Mais on ne rend pas assez hommage au rôle joué par Gorbatchev, qui n’a jamais perdu son sang-froid, en particulier lorsque le président lituanien, Vytautas Landsbergis, a proclamé l’indépendance de son pays. Je suis allé à Moscou un peu plus tard. J’ai compris que Gorbatchev n’avait pu réussir qu’au prix de l’ambiguïté. C’est une des grandes leçons que j’ai tirée des événements. L’autre est que la jeunesse ne se rend pas compte aujourd’hui que la chute du mur aurait pu entraîner des dizaines de milliers de morts.

Les choses se sont mieux passées qu’on ne pouvait le craindre.

La Communauté européenne a finalement bien réagi. Quand je regarde historiquement les faits, je constate que le mur est tombé le 9 novembre et que fin avril 1990 le Conseil européen a approuvé l’unification de l’Allemagne. On a quelquefois reproché à la Commission et à son président d’avoir été trop allants. On a également mis en cause mon amitié étroite avec Kohl. Et c’est vrai que j’avais plus de proximité avec lui qu’avec Mitterrand, mais je savais qu’il ne fallait pas être trop proche de Mitterrand si on voulait se garder la possibilité de lui dire des choses.

L’accouchement n’a pas été sans douleur. Kohl voulait l’unification. Je lui ai proposé une aide exceptionnelle, mais il a dit non pour ne pas en rajouter. Donc nous avons aidé les Länder de l’Est comme nous avions aidé l’Espagne ou le Portugal, au titre de la cohésion économique et sociale. C’est Carlo Trojan, secrétaire général adjoint de la Commission, qui a mis au point, avec ses services, toutes les mesures qui ont permis d’accueillir les Allemands de l’Est. 

On a parfois critiqué l’attitude de Mitterrand

Mitterrand voulait prendre du recul. Si certains ont eu des doutes sur son attitude, ils ont été vite dissipés. L’obsession de Mitterrand était que tout se passe dans le cadre de la Communauté européenne, que l’unification conforte l’option européenne. Mais il s’interrogeait sur la capacité de Kohl à mener à bien cette entreprise, soit sous la forme d’une confédération soit sous celle de l’unification. Du point de vue de l’unité européenne, l’unification était préférable. N’oubliez pas que Mitterrand était resté l’homme du Congrès de La Haye en 1948, ce Congrès qui a fait vibrer les partisans d’une Europe unie. Quelles qu’aient été ses circonvolutions en politique intérieure, il a toujours été Européen. Il savait notamment qu’il fallait faire l’euro, ce qui était une manière de se garantir contre un éventuel changement géopolitique de l’Allemagne. D’ailleurs, au moment de la tragédie yougoslave, s’il n’y avait pas eu la perspective d’un progrès de l’Europe, la crise aurait été d’une extrême gravité entre l’Allemagne et la France.

Quand l’entrée des anciens pays communistes dans la Communauté européenne vous a-t-elle parue inévitable ?

C’est au Conseil européen de Lisbonne, en 1992, que l’élargissement a été mis sur les rails. J’ai dit alors que l’élargissement se ferait mais qu’il fallait d’abord mettre la maison en ordre. Il fallait élargir, certes, mais il fallait aussi approfondir. On ne m’a pas écouté. C’est pourquoi l’élargissement ne s’est pas fait dans de bonnes conditions. Mitterrand avait lancé l’idée d’une confédération européenne dont ferait partie la Russie mais dont les Etats-Unis seraient exclus. C’était inacceptable pour les pays de l’ancien bloc communiste. Vaclav Havel m’a dit lui-même qu’il ne pourrait pas accepter cette idée et qu’elle ne marcherait pas. J’en ai parlé avec Mitterrand, je lui ai suggéré, à défaut de ce projet de confédération, de réunir une fois par an les chefs d’Etat et de gouvernement des pays candidats et plusieurs fois par an leurs ministres des affaires étrangères pour les habituer à l’Europe et qu’ils commencent à se sentir de la famille. Quand j’ai proposé que la Commission assure le secrétariat, il s’est récrié. Quoi ? Une Commission présidée par un petit pays !