Le départ annoncé d’Abdelaziz Bouteflika, sous la double pression de la population, descendue massivement dans la rue, et de l’armée, devenue l’arbitre de la contestation, peut n’être qu’un replâtrage du régime, qui se bornerait à remplacer un homme par un autre, comme on l’a vu par le passé en Algérie et ailleurs. Il peut aussi être l’occasion d’un vrai changement dans l’exercice du pouvoir après soixante ans, ou presque, de dictature, dont vingt ans sous le règne de l’actuel président.
Les déclarations d’Ahmed Gaïd Salah, chef d’état-major de l’armée, qui a pris l’initiative de demander la démission ou l’empêchement d’Abdelaziz Bouteflika, ne permettent pas de trancher. Pour le moment, le retrait du président sortant, s’il a lieu, évoque plus une révolution de palais, où seul change le titulaire du poste suprême, qu’une réforme du système. Le général Gaïd Salah s’est exprimé avec prudence. Il s’est contenté de juger « nécessaire, voire impératif » d’adopter une solution « pour sortir de la crise » et pour répondre « aux revendications légitimes du peuple algérien ». Ces revendications consistaient, pour l’essentiel, à exiger le départ d’Abdelaziz Bouteflika. Ce départ semble acquis. Il ne suffira pas à satisfaire la demande de démocratie.
A l’image des anciens régimes communistes
Le pouvoir algérien ressemble beaucoup, par son opacité et son caractère clanique, aux anciens régimes communistes, qui organisaient dans l’ombre les promotions, les disgrâces et surtout les successions de leurs dirigeants. Dans les pays qui se disaient socialistes, des révolutions de palais faisaient surgir au grand jour, à un moment donné, telle ou telle figure et disparaître telle autre sans qu’on connaisse les raisons de ces alternances. On devinait dans ces péripéties des luttes de clans et des batailles de factions mais tout se passait dans le petit cercle des initiés sans que le peuple soit associé à ces jeux de pouvoir.
Il n’en va pas autrement en Algérie, où Abdelaziz Bouteflika gouverne, avec ses proches, depuis près de vingt ans dans des conditions d’obscurité difficiles à percer par les observateurs. Comme les kremlinologues scrutaient naguère les déclarations des dirigeants soviétiques pour y déceler les inflexions de la ligne officielle, les spécialistes du monde arabe s’appuient sur des indices incertains pour tenter de mesurer les rapports de force noués dans l’ombre au sein du petit groupe qui exerce le pouvoir hors de toute transparence. Comme le note l’historien Pierre Vermeren, dans une récente intervention devant l’Institut Diderot, en octobre 2018, « l’impression qui domine est celle du resserrement autour d’un appareil d’Etat reposant sur des bases de plus en plus étroites ».
Dans l’attente du renouveau
L’alliance du clan présidentiel et de la nomenklatura militaire, qui confisque aujourd’hui le pouvoir, ne paraît pas capable de répondre aux défis auxquels le pays doit faire face. Selon Pierre Vermeren, l’Algérie a besoin d’un triple renouveau : politique, économique, social. Le renouveau politique suppose d’en finir, une fois pour toutes, avec la génération de l’indépendance, dont Abdelaziz Bouteflika demeure l’incarnation, et de créer une vie politique digne de ce nom, qui assure la représentation de toute la nation, et non pas du cercle restreint des dirigeants actuels, et redonne vie aux corps intermédiaires.
Le renouveau économique passe par la sortie du tout-pétrole, qui a conduit à l’asphyxie en sacrifiant l’agriculture et les industries de biens de consommation. « Il est donc vital de relancer la production nationale », affirme Pierre Vermeren, et de garder en Algérie les élites tentées de quitter le pays. Le renouveau social, enfin, appelle « un compromis idéologique de troisième voie entre deux modèles », celui de l’islam conservateur, omniprésent, et celui de la société individualiste occidentale, qui attire la jeunesse.
Cette attente d’un renouveau contraste avec la « glaciation » de ces dernières années, qui rappelle, selon Pierre Vermeren, « la fin de l’époque soviétique ». Le moment est peut-être venu pour l’Algérie de s’engager, comme l’ont fait avant elle les anciens pays communistes, sur la voie de la transition démocratique. « La vraie question, souligne l’historien, est celle de la volonté, de la nature et des objectifs du changement ». Il est trop tôt pour savoir si l’Algérie s’apprête seulement à changer de chef ou si elle se prépare à changer de régime.