Le récent traité européen n’a été que le symptôme d’une sourde et très profonde mutation des rapports franco-allemands. Traditionnellement, notre voisin d’outre-Rhin était un allié historique, une amitié nécessaire pour en finir avec les années de guerre et d’affrontement. Les deux plus importants pays européens en matière économique se liaient pour des raisons historiques mais aussi économiques – une manière d’imposer leurs choix et de faire avancer la cause européenne.
Alors que leurs stratégies économiques n’ont jamais été aussi divergentes, on ressent un lien plus profond entre les deux pays. Et le point de ralliement est cette soudaine passion française pour le modèle économique allemand. En effet, la récente volonté de Nicolas Sarkozy de se lier avec la rigueur de la CDU allemande, dans l’épisode du nouveau traité européen, n’en est qu’une manifestation supplémentaire ; désormais, tous les discours s’articulent vis-à-vis du modèle allemand. Même l’opposition rejoint ce long mouvement de rapprochement des deux rives du Rhin, de manière certes différente – et ce sera l’objet de cette note –, François Hollande présente, en effet, un programme fortement teinté par une autre face du modèle économique allemand, celle du financement de l’économie nationale et du dialogue social.
Bien entendu, cette convergence vers le modèle allemand élude les nombreuses tares que nous ne traiterons pas : en matière monétaire, en matière démographique, de santé publique, ou bien en termes de nature de sa croissance, essentiellement faite sur les Européens eux-mêmes. Pour autant, en disséquant les propositions qui s’affronteront en 2012, on peut entrevoir deux stratégies concomitantes, à droite comme à gauche, vis-à-vis de l’Allemagne et de son modèle économique.
Nicolas Sarkozy, cette rupture allemande inachevée
Tous les médias avaient été briefés. Le 18 janvier 2012, le candidat-président Sarkozy a fait aboutir ce grand suspense qu’il a annoncé le soir de son intervention télévisée du 29 janvier. Lui et ses conseillers avaient murmuré dans le tout-Paris vouloir faire un « grand coup » au sommet social, devenu « sommet pour l’emploi ». Aucune piste ne devait filtrer jusque-là, de quoi alimenter les rumeurs et faire grandir l’attente. Quelques sujets étaient depuis un mois déjà sur la table cependant. Les éléments de langage avaient été depuis longtemps préparés dans l’inconscient collectif, l’ambition était celle d’un grand dessein : faire de l’Allemagne, autant celle de Gerhard Schröder, qu’il a reçu en décembre dernier à l’Elysée, que celle d’Angela Merkel, un exemple pour la France. Brique par brique, par la réforme de l’assurance chômage, celle du finan-cement de la sécurité sociale jusqu’au chômage partiel, cette longue conversion est à la fois cohérente sur le long terme ainsi que parfaitement théorisée sur le plan idéologique.
Le marché du travail allemand pour modèle
Le premier étage du programme était la réforme de l’assurance chômage et l’activation des aides sociales. Beaucoup moins dures en France que sous Gerhard Schröder (loi Hartz I, et la très dure loi Hartz IV), les réformes du marché du travail commencèrent dans les années 2000 et 2007, remplaçant les politiques traditionnelles des deux côtés du Rhin (allocation de solidarité spécifique / Arbeitslosenhilfe). Les réformes apportent de nouveaux concepts tels que workfare, « contrepartie » et « activation », transformant la question sociale en politique incitative à l’emploi. En France, cette idée, conçue pour la présidence de Lionel Jospin, émergea sous le terme RSA (revenu de solidarité active). Elle devint le premier des grands chantiers de Nicolas Sarkozy, malgré son bilan peu reluisant – une récente étude du Centre d’études de l’emploi stigmatise le faible taux de retour à l’emploi. En dépit de différents dispositifs d’expérimentations locales, pour la plupart peu concluants, le RSA sera généralisé.
Il s’agit d’un tournant idéologique : la gauche au pouvoir ne remettra pas en cause les principes du RSA, sa philosophie « d’activation » des dépenses liées à l’emploi ayant été actée par le dispositif du Plan d’aide au retour à l’emploi (PARE) sous Lionel Jospin. Nicolas Sarkozy, par l’intermédiaire de Martin Hirsch, a mené une réforme jugée souvent trop complexe : 35 % des bénéficiaires du RSA socle ne le demandent pas ; pour le RSA activité, le taux de non recours est de 68 % pour une économie de près de trois milliards pour le contribuable. Désormais, la majorité présidentielle voudra aller plus loin pour parachever cette conversion à un modèle ordolibéral plus exigeant, pour en faire un marqueur idéologique. Le 11 février, Nicolas Sarkozy
annonce dans Le Figaro Magazine sa volonté de faire un référendum pour exclure les chômeurs refusant les offres d’emplois. Le caractère autoritaire et poujadiste de cette proposition est également l’aveu de sa propre impuissance à mener une réforme efficace de l’assurance chômage. Pour durcir encore davantage les conditions de l’assurance chômage, Nicolas Sarkozy imposera sept heures de travail obligatoire pour les titulaires du RSA « socle », avec une évaluation tous les 18 mois pour juger si le chômeur fait bien ses travaux obligatoires, s’est formé et s’il n’a pas refusé de d’offre de travail jugée acceptable. Dans un pays avec 10 % de chômage et où les collectivités locales, seules pourvoyeuses d’emplois d’utilité publique, ont leurs finances exsangues, les premières expérimentations n’ont guère été concluantes. Si ce n’est, à l’instar des pays de l’Europe du Nord, pour faire disparaître artificiellement ces demandeurs d’emploi des statistiques du chômage.
Cette annonce fait suite et cohérence avec celle du 18 janvier 2012, et sa proposition de revaloriser de 150 millions d’euros la formation des chômeurs. Il ne s’agit donc d’aucun revirement ni d’une innovation, mais une continuité idéologique. L’objectif a déjà été annoncé ultérieurement et fait partie de la matrice idéologique des politiques d’activation pour le traitement du chômage, à savoir parvenir à une obligation de formation professionnelle pour chacun et supprimer les allocations en cas de refus de postes proposés aux chômeurs. Ici encore, copier le modèle allemand sera toujours justifié. De même, la future ambition affirmée dans le programme de l’UMP d’un million d’emplois d’apprentissage et d’alternance creuse un même sillon : l’incitation à la reprise d’emploi à marche forcée. Ces points sont les lignes de force les plus dures des lois Hartz, une vision du modèle allemand théorisée depuis longtemps par la majorité présidentielle en matière de marché du travail.
Ensuite, la création du statut d’auto-entrepreneur est assimilable au Ich-AG (abréviation de Ich-Aktiengesellschaft) de la loi Hartz II. Son succès a été immédiat en France en terme quantitatifs, avec environ 350 000 entreprises. En effet, la crise aidant, cette réforme a été évidemment plébiscitée : les chômeurs forment toujours les plus grands contingents parmi les créateurs d’entreprise. Mais déjà, la critique est vive du côté des artisans-commerçants, en témoignent les derniers congrès de l’UPA, dénonçant les abus de situation de concurrence liée à leurs exonérations de charges et de TVA. La droite n’ira, semble-t-il, pas plus loin car son camp est divisé. François Hollande avait profité du trouble de la majorité présidentielle en novembre 2011 (le député du Nouveau Centre Philippe de Courson avait proposé d’un amendement visant à contrôler leurs comptes) pour évoquer l’aménagement par la limitation et la régulation du statut de l’auto-entrepreneur. Ces propositions de l’opposition pourraient même être reprises par beaucoup de députés de la majorité actuelle : le député UMP Jean-Louis Christ n’a-t-il pas déposé, le 14 décembre 2011, une proposition de loi visant à limiter à deux ans la durée du régime de l’auto-entrepreneur dans le secteur du bâtiment ?
De même, la loi Hartz III, qui a promu la restructuration de l’agence nationale pour l’emploi et des agences fédérales pour l’emploi, nous rappelle un des échecs de Nicolas Sarkozy : la fusion des Assedic et de l’ANPE au sein de Pôle emploi. Et ce n’est pas les 39 millions d’euros et les mille emplois promis par le président candidat ce 18 janvier 2012 pour le service public unique de l’emploi qui changera la donne ; le budget 2011 avait déjà prévu la suppression de 1800 postes, ce qui provoqua le limogeage brutal de son directeur, Christian Charpy. Pour autant, est-ce qu’une nouvelle majorité de gauche reviendra en arrière ? Non, tout juste aura-t-elle une vision plus décentralisée, les régions et les collectivités locales seront davantage responsabilisées. Là où Gerhard Schröder voulait recentraliser les institutions sociales pour créer davantage de solidarité, les Français voudront faire de même en déployant dans tous ses territoires ses institutions jacobines.
On le voit, en analysant les mesures phares en matière économique de Nicolas Sarkozy, le modèle allemand est bien la matrice de toutes ses réformes. Et il s’agit bien là d’une rupture sarkozienne : il y a une dizaine d’années, le modèle anglo-saxon était, en matière de politique économique, la référence de la droite française ; désormais, le modèle rhénan fait des émules, déclaration après déclaration, mesure après mesure. Il traduit bien la coloration d’une droite sarkozienne plus autoritaire ; le modèle allemand est avant tout un recours rhétorique pour la droite française. En le mentionnant comme le seul modèle économique européen viable, ils justifient ainsi leur erreur historique : avoir fait décrocher la France de la concurrence internationale, et son déficit commercial historique en est le témoin le plus cruel.
La tentation d’un système de protection sociale à l’allemande
Le deuxième étage de la conversion allemande du sarkozysme est celui de la refonte du financement de la protection sociale. L’Institut Montaigne a très largement plaidé pour une refonte de la compétitivité des entreprises françaises. Déjà en 2009, à l’ouverture du 39ème congrès de la Mutualité française, le candidat-président appelait solennellement à « un partenariat nouveau entre l’assurance-maladie et la Mutualité ». L’objectif était classiquement de droite, avec pour solution d’abaisser le coût du travail. Il s’agit de substituer une partie des charges sociales, tant patronales que salariales, à une solution alternative en termes de recettes : le renouveau de la TVA sociale.
On aurait pu comprendre le certain flou relatif dans la proposition du candidat président, en raison du traumatisme de la majorité après son revers (relatif) des élections de juin 2007. L’emballement de la crise et la stratégie du contre-feu (pour faire oublier son bilan) ont joué sans doute pour accélérer le rythme. La TVA sociale devrait être votée officiellement dans un collectif budgétaire avant l’élection présidentielle, rendant son application effective le lendemain des élections. Les contraintes techniques sont connues : la TVA en France est déjà très haute (Angela Merkel avait en 2007 fait passer le taux de TVA de 16 % à 19 % pour financer la protection sociale ; elle est déjà au même niveau en France – 19,6 %, hors produits de première nécessité), de ce fait le coût politique d’une hausse du taux de base va être important. Les premières hypothèses tablaient sur une hausse jusqu’à 25 %, en réalité l’augmentation sera de 1,6 %, qui devraient rapporter treize milliards d’euros. Déjà, on a du mal à en comprendre la justification : se rapprocher du modèle allemand, tout en augmentant un taux nominal de la TVA déjà supérieur à celui d’outre Rhin ; ensuite, son vote en février, son application en octobre, donc soumis au scrutin électoral, ressemblent plus à l’artifice qu’au « grand coup » annoncé. Début janvier 2012, il s’agissait de ne faire baisser que les charges patronales pour réduire le financement de la protection sociale. Sans doute l’hostilité des syndicats de travailleurs l’a détourné de sa première intention : annoncer un renflouement du pouvoir d’achat, en basculant une partie des baisses de charges sur les cotisations salariales. Ne pouvant compter sur aucun soutien mis à part les syndicaux patronaux, le candidat-président a finalement opté pour son idée de départ : exonérer la cotisation totale ou partielle des cotisations familiales ou patronales sur les salaires entre 1,6 et 2,1 SMICs.
Début janvier, il s’agissait de ne faire baisser que les charges patronales et de réduire le financement de la protection sociale. Ceci n’était visiblement qu’une entrée en négociation avec les partenaires sociaux. En effet, on voit mal le candidat-président manquer l’occasion d’annoncer un renflouement du pouvoir d’achat, en basculant une partie des baisses de charges sur les cotisations salariales. Nicolas Sarkozy a réitéré le 22 février 2012 sa promesse de 2007 (non réalisée) en annonçant la suppression de la prime pour l’emploi (PPE), cet impôt d’origine anglo-saxon, pour le remplacer par une baisse sur les cotisations sociales salariales pour les salaires allant de un Smic à 1,2 Smic. Sans savoir pour l’instant quelles cotisations diminueront, il est très difficile d’analyser les populations qui gagneront et celles qui perdront du salaire net. Reste quele Smic est soumis à très peu de cotisations salariales de sécurité sociale stricto sensu, cette quête de la valeur travail sera avant tout une bataille idéologique pour le candidat-président. Il perdure toujours dans son idée que le coût du travail est en France beaucoup plus cher qu’en Allemagne, en dépit qu’une récente étude de l’Insee venant d’infirmer le 21 février 2012 cette certitude la droite française. Pourtant, dans les rangs de la majorité présidentielle, il existait des alternatives qui seront moins mises en valeur. Pour autant, certaines seraient reprises dans une moindre mesure. Une taxe carbone ne disant pas son nom (« contribution écologique des entreprises ») pourrait faire son apparition. Mais sous un vocable différent, pour ne pas trop rappeler l’une des plus grandes reculades de Nicolas Sarkozy durant sa mandature. La comparaison avec l’Allemagne en la matière est souvent établie, mais trompeuse : outre-Rhin, il ne s’agit que d’une plus forte taxation des énergies, et pas simplement des consommations de CO². De plus, il ne s’agira sans doute pas de se rattacher à l’assiette du rapport Rocard, et son taux de 32 euros la tonne ; seule la partie « entreprise » devrait être impactée cette fois-ci, avec un coût électoral bien moindre. L’objectif de long terme est cette conversion au modèle allemand, qui nécessite un basculement des règles mêmes de la protection sociale et de son financement. En effet, dans l’Etat fédéral allemand, les 10 % des ménages les plus aisés peuvent s’affilier à des systèmes privés d’assurance maladie, en grande partie liée aux institutions des branches ou des grandes entreprises, en lieu et place d’une affiliation au système général, ce qui conduit à une minoration – donc abusive – des prélèvements obligatoires dans les statistiques officielles, avec un taux de 34 %équivalent à celui de 44 % pour la France.La TVA sociale ne sera pas l’unique angle de la réforme du financement de la protection sociale. Car Nicolas Sarkozy a depuis longtemps annoncé sa stratégie : il donnera aux mutuelles une plus grande part dans le financement de la protection
sociale. Et ne voyons pas là – seulement – une aide à son frère Guillaume Sarkozy à la tête de Malakoff Médéric dont les médias critiques parlent beaucoup. Mieux vaut comprendre ces réformes de fond de notre modèle de protection sociale non pas comme une théorie du complot, mais comme une véritable stratégie de libéralisation mise en oeuvre. Premièrement, en universalisant les différents acteurs de la protection sociale pour une assiette minimale ; deuxièmement, en donnant une plus grande part aux mutuelles, laissant la liberté à chacun, selon ses moyens et selon ses conventions collectives, de financer son assurance santé, à l’image du modèle allemand.
Chômage partiel et contrats compétitivité-emploi : le basculement
Le vrai « grand coup » du 18 janvier 2012 au sommet pour l’emploi devait être l’annonce d’une véritable stratégie de protection de l’emploi à l’aide du chômage partiel et des contrats compétitivité-emploi négociés par entreprise. Avec les 140 millions d’euros rajoutés à ceux déjà prévus dans la prévision budgétaire, il y a de quoi rester coi. Là où l’Allemagne a dépensé plus de six milliards en 2009, le gouvernement ne dépassera pas le demi-milliard d’euros, malgré les demandes quasi-unanimes des partenaires sociaux.
On attribue toutes les vertus aux politiques de chômage partiel en Allemagne, mises en place pendant la crise financière de 2007. Appelée « activité partielle » (Kurzarbeit) outre-Rhin, cette politique contra-cyclique consiste en des transferts versés aux bénéficiaires allemands – les salariés exclusivement –, transferts financés par les seules cotisations sociales. Mais la réalité est complexe : pour les heures chômées, le salarié est indemnisé, et l’employeur reste soumis aux charges patronales. Sans flexibilité du marché du travail et coopération inter-entreprise, le régime est extraordinairement coûteux à long terme. En Allemagne, l’assouplissement transitoire du régime Kug pour 2009-2010 est symptomatique de l’ambivalence d’une mesure à la fois coûteuse, privilégiant les « insiders » et non les chômeurs et, surtout, maintenant le statu quo dans les industries qui ont perdu leur compétitivité. Même en Allemagne, l’option d’un deuxième emploi est apparue dans les groupes ou dans la filière de production.
Vient alors la question de la traduction de cette mesure dans le contexte français. Là où la France a toujours engagé quelques millions et où, en Allemagne, les dépenses se chiffrent en milliards, il s’agit d’un véritable basculement en termes de politique de l’emploi face à la crise.
Pour les contrats compétitivité emploi négociés par entreprises, la première difficulté d’implantation en France est que ce type de mesures nécessite un contrat d’entreprise dérogeant à la hiérarchie des normes et exigeant une modification des contrats de travail individuels. Début février 2012, l’intersyndicale a d’ailleurs déjà critiqué l’impasse juridique dans laquelle se met le gouvernement. En effet, ces accords ne peuvent être que du moins-disant en matière de protection sociale ; ils sont à vocation temporaire, le temps de la crise. Or, les Allemands peuvent négocier plus facilement, étant donné qu’il n’y a qu’un seul syndicat légitime par entreprise, mais personne ne sait actuellement comment de tels accords seront contractualisés en France. Etant donné le refus actuel des syndicats de salariés, un passage en force de la mesure par la loi n’est pas à exclure, même si ce style de procédé est, par essence, totalement inenvisageable en Allemagne.
L’objectif de fond de cette mesure est de fluidifier le marché du travail et de mettre en oeuvre des dispositifs souples comme des prêts de personnels sur une base territoriale. La durée du travail serait, par ces accords, adaptée aux situations : l’avantage est, pour la droite, de sortir sans le dire des 35 heures, l’inconvénient est que cela peut se traduire par une baisse effective du temps de travail, à rebours de l’idéologie sarkozyste. De même au niveau salarial, une plus grande flexibilité accroît en période de crise le moins-disant au nom de la préservation de l’emploi, ce qui permettra de faire tancer la gauche, dans les cas de figure où des accords en dessous des minimas salariaux pourraient aboutir à préserver des emplois. Enfin, plutôt que de classiques plans de reconversion, il serait proposé aux ouvriers des garanties emplois-salaires. Ces mesures sont, d’apparence, plus protectrices pour les catégories populaires, elles donneront l’occasion à la droite de parer toutes critiques de la part de l’opposition, au nom de la sauvegarde des emplois.
De ce fait, le seul débat pertinent sera le curseur du volume des aides de l’Etat. Il faudra des moyens financiers importants pour combler le chômage partiel avec les baisses exigées en termes de rémunération. Ce sera, semble-t-il, un argumentaire facile pour les confédérations syndicales, il suffira de les juger insuffisantes. Cette porte de sortie leur permettra de ne pas jouer le seul jeu qu’espèrent l’UMP et le candidat-président : le soutien des partenaires sociaux pour son programme électoral.
Face à ces mesures, l’opposition n’avait pas d’autre choix que de dévoiler ses propositions alternatives, sous peine d’apparaître, une fois de plus, à la remorque du candidat-président. Nous pourrons voir que ces mesures ont davantage pour inspiration le modèle d’outre-Rhin. François Hollande incarne bien, de ce fait, une certaine rupture, prônant en matière de modèle économique et social français ce qui se fait de mieux en matière de démocratie sociale en Allemagne.
François Hollande et la conversion de la gauche à la démocratie sociale
Avec son slogan « Travailler tous, travailler mieux », François Hollande s’était déjà positionné dans une ligne industrielle et progressiste durant la primaire socialiste. Ses propositions sur le travail et l’emploi étant des idées-forces, il convient de bien en comprendre la philosophie en matière de politique économique. Son discours très avancé sur la démocratie sociale esquisse un nouveau type de gouvernance en matière économique très largement teinté, sur le fond, de la référence allemande en matière de dialogue social, en s’appuyant plus largement sur les partenaires sociaux, en leur enjoignant d’adopter plus ouvertement une posture de responsabilité dont les syndicats allemands sont les figures de proue les plus avancées.
Nous pourrions définir ce modèle à l’image du « capitalisme coopératif », tel que l’écrit le plus grand historien de l’entreprise, Alfred Chandler, à propos du système productif allemand. Le candidat socialiste reprend ainsi les principales omissions du candidat président pour en faire les lignes de force de son programme d’alternance : un dialogue social promu et responsabilisé, un modèle de financement de l’économie soutenu et coopératif, une fiscalité exigeante pour tous types de revenus, un allégement du coût du travail et de nouveaux instruments pour réguler la gouvernance des entreprises.
Le contrat de génération et le renouveau du dialogue social
Premièrement, le contrat de génération va sortir de son stade de « belle idée » et devenir une proposition relativement étayée durant la campagne. Toute mesure phare devant être expliquée, le tour de force de François Hollande sera de préciser sa pensée devant la pression médiatique et les critiques de ses opposants, tout en maintenant un certain flou, laissant là une grande part à la négociation des partenaires sociaux. Tout y sera pratiquement sur la table des négociations, le dialogue social sera le maître mot. Les accords locaux, par branches, voire par entreprises, devront primer in fine sur la proposition initiale. Les populations jeunes et seniors et les plus écartés de l’emploi seront le coeur de cible de cette grande cause nationale pour l’emploi et la croissance.
La bonne intuition de François Hollande est de replacer les partenaires sociaux au centre de son modèle économique : de quoi proposer un système de « co-gestion » non pas allemand, mais adapté à la sociologie de nos syndicats salariés et patronaux français. Ainsi, il a déjà promis l’inscription dans la Constitution du rôle prééminent des partenaires sociaux, à l’unisson de la plupart des pays européens ; il a également annoncé qu’il tiendra une grande conférence sociale en début de mandature, le dialogue social étant au centre de sa politique économique.
Y compris les « oubliés » et les « invisibles » de ce dialogue social devront avoir voix au chapitre. François Hollande reviendra ainsi sur l’épineuse question de la représentativité des très petites et petites entreprises, qui n’ont à l’heure actuelle aucun moyen de représentation. Il ne sera pas question d’instaurer le même type de dispositifs que celui des moyennes et grandes entreprises, à savoir une IRP (instance représentative du personnel) dans chacune des entités juridiques. L’actuelle loi du 16 octobre 2010, instaurant le « vote par sigle » dans les TPE, ne pourra pas répondre à l’exigence de représentation des salariés dans les petites entreprises que souhaite François Hollande. En 2010, quatorze députés sous l’égide de Jean-François Copé avaient empêché l’instauration de commissions paritaires locales, rassemblant employeurs et représentants des salariés d’entreprises de moins de dix personnes. A l’image encore de ce qui se fait outre Rhin : une représentativité hors entreprise, s’approchant davantage du bassin d’emploi ou de la filière, qui existe en Allemagne.
En affirmant que « la fiscalité [est] du domaine de la loi, le contrat de génération de celui de la négociation », François Hollande opposera donc, aux propositions du candidat-président laissant les entreprises vouées à elles-mêmes, une contre-réforme en profondeur du dialogue social français en temps de crise. Celle-ci étant nécessaire mais pas suffisante, il lui faudra trouver des mesures immédiates.
Le renouveau du financement industriel
Un levier supplémentaire pour négocier les mesures d’urgence à prendre en début de mandature sera la création d’une grande banque de financement, en fusionnant les multiples structures spécialisées (CDC Entreprises, Oseo et le Fonds stratégique). On retrouve ici encore le modèle allemand, finançant le développement de ses PME de petite taille vers les « gazelles » pourvoyeuses d’emploi et d’exportation. Le capitalisme coopératif allemand, très largement bancarisé, se fond ainsi dans la matrice traditionnellement assez dirigiste de la gauche française en matière économique. De plus sera créé un un livret d’épargne industrie dont le produit sera entièrement dédié au financement des PME et des entreprises innovantes.
L’intérêt, pour refonder des politiques industrielles dignes de ce nom, pourrait être de conditionner les aides (embauches de populations ciblées, gouvernance et stratégies industrielles négociées au sein de bassins industriels), par l’intermédiaire d’une multiplication des prêts garantis aux entreprises, voire aux financements aidés. Le seuil de décision descendra de l’Etat vers les bassins d’emploi. Là aussi se trouve une mutation que l’on pourrait qualifier de « landerisation » des politiques industrielles à la française, par l’intermédiaire des régions et des bassins d’emploi. Des lieux où les partenaires sociaux, par l’intermédiaire des commissions paritaires et des branches, joueront une fois de plus tout leur rôle. Les GPEC (gestion prévisionnelle de l’emploi et des compétences) devront donc devenir enfin les lieux clefs d’une véritable politique industrielle.
Une dernière dimension, trop souvent oubliée, dans ce renouveau des politiques de financement industriel aux PME est celle de leur mode de gouvernance. Si l’Allemagne arrive si fortement à développer les entreprises de taille moyenne et pas la France, c’est sans doute du fait de leur mode de gouvernance : à partir d’un certain stade de développement, l’entrepreneur propriétaire n’a plus intérêt à croître ou alors à se faire racheter. Il ne s’agira pas pour la gauche de changer la gouvernance de ces entreprises, mais le renouveau des canaux de financement par les stratégies économiques des régions pourrait davantage atténuer ce défaut majeur de l’économie française.
Des contrats aidés, mais dans l’économie marchande
Déjà, le contrat de génération imposait une première rupture dans la tradition de l’intervention publique à gauche. La primaire socialiste n’a pas légitimé un candidat proposant des contrats aidés dans le secteur non marchand ; au contraire, François Hollande a très clairement affiché sa préférence pour les aidés aux contrats de travail dans l’économie marchande.
Pour autant, la conjoncture en ce début d’année 2012 a contraint le candidat François Hollande à proposer d’avoir recours, de plus, à 150 000 « contrats d’avenir ». Il lui faudra endiguer la multiplication des Plans de sauvegarde de l’emploi (PSE) qui s’annoncent avant ou après l’élection présidentielle.
Or, dans les cartons de l’élu de Corrèze, se trouvent justement quelques idées pour attribuer ces probables « contrats d’avenir », à l’image de l’Allemagne qui a divisé par deux ses dépenses de contrats aidés, tout en réduisant considérablement ceux dans le domaine non marchand. La politique du candidat socialiste devrait prendre cette même voie en cas d’alternance. Le recours aux emplois aidés est de plus en plus critiqué, ses effets sont souvent en retard sur les cycles économiques ; de plus, il faut un certain volume de contrats aidés pour que l’impact soit signifiant dans des périodes de chômage massif. La préférence traditionnelle française de consacrer ses emplois aidés au secteur non marchand sera également contestée, le motif est généralement qu’il évite les effets d’aubaine. Mais désormais, ce sera l’industrie qui bénéficiera de ce soutien d’emplois aidés, sans doute avec une petite révolution culturelle pour la gauche française dans son mode d’attribution. De grands secteurs stratégiques de haute technologie – l’énergie, les transports – seront définis. Ce serait davantage des contrats d’insertion, à l’image des 600 000 contrats d’insertion dans les industries allemandes. Cette contractualisation plus forte de l’Etat avec les entreprises permet à la fois de professionnaliser davantage des populations au chômage et de drainer les formations et l’offre de travail vers le secteur marchand rémunérateur en termes de comptes publics et sociaux.
L’abaissement du coût du travail à gauche
Ainsi, la compétitivité comme la croissance ne sera pas une thématique laissée à la droite. Le déficit commercial est structurel, le manque de compétitivité fait de plus en plus consensus parmi les partenaires sociaux. Seulement, les méthodes de droite et de gauche divergeront fortement durant cette campagne.
Le premier effet des contrats de génération sera de conditionner les allègements de charges sociales à des accords d’entreprise. Une généralisation des accords engendrera une discussion plus globale et donnant-donnant qui devrait provoquer ce qui a été le meilleur effet des 35 heures : une hausse de la productivité issue d’une remise à plat de l’organisation du travail. Aujourd’hui, ce seront les exonérations qui seront retirées en cas de non accord, à terme, ce sera une baisse des charges sociales pour des populations ciblées – jeunes et seniors – pourrait voir le jour, une fois que la croissance économique sera revenue.
L’autre chantier de la baisse du coût du travail est consubstantiel à la « grande réforme fiscale », telle qu’elle fut annoncée depuis plus d’un an par François Hollande et martelée durant la primaire socialiste. Mécaniquement, il s’agira du rapprochement de l’impôt sur le revenu et de la CSG (part salariale) : ce seront désormais tous les deux des impôts progressifs. Avec une assiette plus large, cette grande réforme fiscale reviendra à déporter une partie de la fiscalisation du travail sur le revenu de chacun des contribuables.
Pour pallier les critiques de voir les financements de protection sociale « s’étatiser », comme le disent les partenaires sociaux, une loi, voire une loi organique ou une disposition constitutionnelle, sanctuarisera une large part des revenus des deux impôts. Une garantie supplémentaire sera de différencier le financement des prestations de type contributif (les retraites, la maladie – hors CMU), qui continueraient à reposer sur le travail, et celles de type universel (les allocations familiales ou autres prestations sociales) qui intégreraient officiellement le giron de l’Etat. Cette distinction sera un bouleversement plus formel que réel : les partenaires sociaux ont depuis longtemps perdu la main sur la création de normes en la matière. Mais force est de constater que cette mutation sera une convergence de plus avec l’Allemagne, où le financement repose davantage sur l’impôt qu’en France.
Avant tout, l’objectif principal reste le même entre gauche et droite : une partie des charges qui pèsent sur les entreprises sera revue progressivement à la baisse. Même si cela ne sera pas forcément scandé lors de la campagne électorale par le candidat socialiste en ces termes, ses propositions sur le taux différentié de l’impôt sur les sociétés, ses aides aux grands secteurs industriels stratégiques et à la relocalisation joueront sur le coût du travail à la baisse ciblé par secteur. Le débat portera sur les points de divergence : en ligne de mire, la TVA sociale.
Malgré les sempiternelles critiques contre la social-démocratie, force est de constater que la plupart des pays traditionnellement sociaux-démocrates demeurent les bons élèves de l’Union européenne en matière de dynamisme économique. Leur point commun, depuis les années 1990, est que leur fiscalité sur le travail a diminué et celle sur la consommation et les revenus a augmenté. François Hollande assumera donc plus nettement cette dernière préférence, le dogme de la non hausse des impôts à droite jouera contre le candidat-président qui ne pourra pas assumer le modèle économique allemand jusqu’au bout.
Vers une co-gestion à la française ?
L’impensé de l’UMP et de son candidat-président restera la démocratie sociale, le candidat socialiste voudra la promouvoir pour faire converger entièrement les modèles économiques allemands et français. On le sait, le président candidat a dérapé sur cet aspect : loin de ses bonnes intentions lors des lois de 2008 et de 2010, il a carbonisé son image par une pratique de la concertation dont les partenaires sociaux ne sont plus dupes. Pour sa part, François Hollande a très clairement exprimé une vision en contrepoint et, de ce fait, il s’est positionné sur ce chantier.
Les conditions irréfragables du paysage social sont que 2013 sera une année de mutation pour le syndicalisme français. En effet, la loi du 20 août 2008 a réorganisé assez profondément le système de représentativité et de négociation collective et c’est en 2013 que la représentativité des confédérations au niveau des branches et surtout au niveau national et interprofessionnel sera appréciée. Face à cette transformation, le candidat-président est le plus mal positionné : il s’est mis en régime d’hostilité permanente avec les syndicats de travailleurs ; de plus, il a enterré tous les efforts pour une représentativité patronale digne de ce nom, ce qui vaut de bien belles joutes de croche-pattes actuellement entre l’UPA, la CGPME et le MEDEF.
François Hollande voudra donc se positionner en rassembleur, posture qu’il affectionne plus particulièrement. Le prochain candidat sera contraint de toutes les façons à une certaine rigueur budgétaire, et le degré d’hostilité ou d’implication des partenaires sociaux sera donc une des clefs majeures de son succès gouvernemental. François Hollande le sait parfaitement, les chantiers sont lourds et périlleux. Premièrement, l’agenda social du prochain président sera lourd : emploi des jeunes et maintien des seniors en activité, renégociation des retraites en 2013 et plus particulièrement celle de la pénibilité, plans de reconversions industrielles et d’aides sectorielles face à la crise. Deuxièmement, le paysage syndical est en pleine mutation : FO, l’UNSA, et la CFTC vont devoir bouger stratégiquement pour maintenir leur représentativité, la CFDT, CGT et le MEDEF vont avoir des transitions de leadership douloureuses.
Il n’est pas envisageable de concevoir des transformations majeures, tel un passage à un système de co-gestion des entreprises « à l’allemande » pour le prochain quinquennat. Ne serait-ce que la revendication socialiste, reproduite depuis plus de vingt ans, de participation des syndicats au conseil d’administration n’aboutira pas, ou de manière résiduelle et symbolique (ce qui reviendra au même). Pour autant, une certaine prise de conscience s’impose pour admettre que le modèle de gouvernance de nos entreprises françaises est à bout de souffle.
Déjà, l’imposition des entreprises se révèle d’une complexité endémique, même si toutes les nouvelles mesures qui seront annoncées sont louables. François Hollande affirme depuis 2010 vouloir rehausser l’impôt sur les sociétés pour les entreprises qui ne réinvestissent pas leurs profits et descendre leur taux. Son programme de campagne indique bien cette distinction, mais avec une première mesure sur un impôt sur les sociétés de 35 % pour les grandes, 30 % pour les moyennes et petites et 15 % pour les très petites PME. Ce dispositif sera ajouté à ceux existants : les pénalités en termes de masse salariale pour les seuils réglementaires d’insertion des handicapés, de maintien des seniors, d’accords sur l’égalité hommes-femmes dans les entreprises. Sans compter les contrats de génération qui viendront s’ajouter à l’inflation règlementaire dans la gouvernance des entreprises.
Cette complexité de la fiscalité des entreprises ne cessera pas de s’étendre avec l’extension d’une fiscalité de plus en plus sous critères de conditionnalité. Outre les résultats financiers, les bilans sociaux, environnementaux, sociétaux et de santé de l’entreprise devront de plus en plus être publiés, validés et concertés. Même si la campagne électorale de 2012 ne portera pas sur la question de la gouvernance de l’entreprise, force est de constater que les instances de régulation et de négociation plus globales de l’entreprise s’imposeront par elles-mêmes à l’ordre du jour des prochaines années de la mandature. Une refonte plus générale des IRP se posera, même sans en faire un sujet pour la campagne présidentielle, pour le prochain quinquennat.
Ainsi, nous ne sommes plus très loin de l’idée de Roger Godino qui plaidait déjà en 2006 pour la conversion du modèle français de gouvernance des entreprises qui passerait d’un système « conseil d’administration/directeur général » à un modèle rhénan de directoire, ce dernier devant des comptes à un conseil de surveillance élargi aux différentes parties prenantes de l’entreprise. Nous en sommes bien loin et cela ne fera l’objet d’aucun débat durant la période électorale, bien que toutes les mutations convergent dans ce sens et que cette conversion au modèle rhénan sera bientôt, pour beaucoup, incontestable. Un jour, les socialistes assumeront le fait que penser l’entreprise et sa gouvernance est une évidence, ou même une nécessité pour sauver son modèle économique européen dit de blockholder vers une convergence avec son ami historique d’outre-Rhin.
« L’idéal est toujours nettoyé d’un peu de réalité qui ferait tache », disait le philosophe Alain. Doucement mais sûrement, nous assistons à une conversion longue mais progressive, chez nos responsables politiques, à un modèle économique et social très inspiré, pour l’instant dans la rhétorique, par le modèle allemand. Cette conversion a débuté depuis le début de la mandature du candidat-président, elle a sans doute atteint ce 18 janvier 2012 son paroxysme avec les discussions sur le chômage partiel. Ceci dit, en cas d’alternance, elle se poursuivra après 2012 dans la configuration où la gauche arrive au pouvoir.
Une gauche de gouvernement voudra nous montrer une nouvelle face, telle Janus, de ce modèle économico-social allemand : par une fiscalité moins axée sur le travail, davantage sur les revenus et les transactions, par une fiscalité sous régime de conditionnalité des comportements des entreprises ; le dialogue social sera lui aussi bien présent et refondé, car de grands défis émergeront dès le début de la mandature. De même, des nouveaux sujets, plus transversaux, tels que le partage de la valeur ajoutée au sein d’une même filière industrielle (promu actuellement par certains partenaires sociaux), viendront enrichir cette esquisse de transformation du modèle français à l’image de son homologue allemand. Sans pétrole ni « armée de réserve de main d’oeuvre », fonder sa compétitivité sur l’intelligence et la cohésion collective, voici sans doute les dernières armes pour notre vieille Europe, derniers lieux où la démocratie dans l’entreprise semble toujours être comprise et souhaitée.