Saut fédéral ou unions politiques ?

Au moment où il est de plus en plus question d’un renforcement de l’intégration européenne, il est nécessaire de passer en revue les concepts qui soustendent l’idée d’une union politique relancée par Angela Merkel. Yves Bertoncini, secrétaire général de Notre Europe, le laboratoire d’idées fondé par Jacques Delors, propose quelques pistes.

L’évolution de la crise de la zone euro suscite de salutaires appels à renforcer l’intégration européenne, qui se cristallisent souvent autour du concept de « saut fédéral ». Il semble particulièrement nécessaire de clarifier les termes d’un tel débat, sur la base de quatre éléments d’analyse complémentaires.

1 – Une « Fédération européenne d’États-nations » fondée sur un contrat socio-politique spécifique

Pour une analyse approfondie de ce concept, voir Gaëtane Ricard-Nihoul, Pour une Fédération européenne d’États-nations. La vision de Jacques Delors revisitée, Essais, Collection « Europe », Éditions Larcier, Avril 2012, 203 pages.

L’invocation d’un « saut fédéral » présente l’inconvénient de renvoyer à l’idée anxiogène d’un « saut dans l’inconnu », tout en occultant le fait que l’UE est déjà une Fédération. Pour ne citer qu’un exemple, l’Union monétaire constituée par les 17 pays partageant l’euro est une réalité fédérale, de même que la Banque centrale européenne est une institution fédérale.

L’UE est une Fédération d’un type particulier, c’est-à-dire une « Fédération d’États-nations », pour reprendre l’expression de Jacques Delors. Cela signifie qu’elle n’a pas vocation à supprimer les nations qui la composent, ni à mettre en place un super État central – la référence aux « États-Unis d’Europe » étant elle aussi trompeuse et anxiogène. Elle conduit de fait à invoquer l’adoption de dispositifs en vigueur outre atlantique, telle une banque centrale prêteuse en dernier ressort. Et par suite à s’offusquer de ne pas voir les institutions européennes adopter ces instruments « ready made  », qui ne correspondent pas à ce stade à la nature du contrat sociopolitique établi entre les États et les citoyens de l’UE.

Ce sont bien des questions existentielles de nature fédérale qui sont posées aux Européens, et qui appellent à autant d’avancées politiques. Sommes-nous vraiment unis et déterminés à le demeurer ? Mesurons-nous le poids de notre interdépendance et avons-nous la volonté d’en tirer toutes les conséquences ? Quelle portée donner à notre union dans un monde globalisé où l’Europe rétrécit ? Mais c’est en recourant au « fédéralisme comme méthode », plutôt que comme idéologie, qu’États membres et citoyens pourront le plus aisément formuler des réponses opératoires s’agissant des trois enjeux centraux que sont la répartition des compétences, le mode de gouvernement et la démocratie au sein de l’UE.

2 – L’ajustement de la répartition des compétences entre l’UE et ses États membres

La crise de la zone euro a conduit à modifier la répartition des compétences entre niveau européen et niveau national. Elle a donné lieu à des actions de solidarité européenne inédites vis-à-vis des États en difficulté : plans de sauvetage d’abord bilatéraux, puis européens (via le FESF et bientôt le MES) et activisme de la BCE pour racheter la dette des États et afin de fournir d’énormes liquidités aux banques. En contrepartie, l’UE a vu ses compétences et ses pouvoirs renforcés en matière de suivi des politiques budgétaires nationales (via la réforme du pacte de stabilité et l’adoption en cours du « Pacte budgétaire ») – le cas des trois « pays sous programmes », qui ont de facto perdu une part de leur souveraineté, portant ses pouvoirs à des niveaux exceptionnels.

La persistance de la crise incite à aller plus loin, non pour corriger des déséquilibres constatés, mais pour prévenir leur formation, tout en instituant des garanties européennes. C’est tout le sens des discussions sur « l’Union fiscale », qui devrait reposer à la fois sur la mutualisation d’une partie des dettes nationales et sur un contrôle européen ex ante des budgets nationaux. Mais aussi des projets d’« Union bancaire », qui reposerait sur une logique comparable, via des mécanismes européens de sauvetage des banques et de garantie des dépôts, qu’accompagnera la mise en place d’une supervision européenne des banques.

Au-delà de ces avancées fédérales, l’UE doit aussi revisiter son contrat sociopolitique fondateur sur un mode plus positif : il s’agit de tenir les promesses de convergence économique et sociale qui sont au coeur du projet communautaire, et qu’il est essentiel d’honorer afin de corriger les déséquilibres structurels de la zone euro ; de promouvoir une meilleure coordination des politiques économiques, fiscales et sociales nationales, afin de mieux tirer parti du marché intérieur en termes de croissance et d’emploi – sur la base de coopérations établies entre pays volontaires si nécessaire ; enfin de donner des gages d’une volonté d’union accrue dans d’autres domaines emblématiques, tel celui de la Politique étrangère et de sécurité.

3 – L’enjeu du « gouvernement » européen et du recours à la différenciation

La crise de la zone euro a conduit à renforcer le Conseil européen, reconnu comme institution à part entière par le traité de Lisbonne. Ce « gouvernement de crise » a été justement critiqué lorsqu’il s’est mué en duopole (« Merkozy ») : il est donc bienvenu qu’une concertation plus large soit désormais à l’oeuvre, comme en témoignent le « sommet à 4 » organisé à Rome le 22 juin et le « rapport des 4 » élaboré par les présidents de la Commission, du Conseil européen, de « l’Eurogroupe » et de la BCE.

La crise a par ailleurs rappelé que le « gouvernement » européen reposait aussi sur des autorités de régulation qui, comme la BCE, ont un rôle majeur à jouer dans une UE en partie fondée sur des règles fixées en commun, et dont l’application est confiée à des tiers crédibles non élus : c’est une voie comparable qu’il convient de suivre afin d’établir « l’union bancaire » européenne.

La crise a enfin conduit à l’adoption d’un « Pacte budgétaire » signé par 25 États membres, et en passe d’être ratifié. Elle a relancé le débat sur la « différenciation », concept souvent invoqué par Jacques Delors, et qui est préférable à la notion plus négative « d’Europe à plusieurs vitesses ». La différenciation est parfois inévitable au sein de l’UE – c’est ainsi quel l’euro a été lancé : il faut la promouvoir aussi souvent que nécessaire, en préservant la méthode communautaire et le marché intérieur.

4 – La nécessité de relever les défis démocratiques aux niveaux national et communautaire

La crise de la zone euro appelle enfin un double renforcement de la dimension démocratique de la « Fédération européenne d’États-nations ».

Cette dimension démocratique est déjà substantielle au niveau national, puisque le fonctionnement de l’UEM et de l’UE a été largement lié aux votes récemment exprimés en Grèce, en France, en Irlande ou en Allemagne ; mais elle dépend beaucoup de la manière, très diverse, dont les Parlements nationaux ont la possibilité de contrôler efficacement la politique européenne de leurs gouvernements.

C’est aussi au niveau européen que de nouvelles avancées démocratiques devraient accompagner le renforcement des compétences et du « gouvernement » de l’UE – en écho aux appels allemands en faveur d’une « union politique ». Déjà très actif en tant que co-législateur et pour contrôler la Commission, le Parlement européen a vocation à renforcer ses liens avec les parlements nationaux, notamment pour la mise en oeuvre du « Pacte budgétaire ». Ces derniers doivent pleinement jouer le rôle que leur confie ce traité, notamment en termes de suivi des politiques budgétaires nationales. Le Président de la Commission devrait quant à lui être désigné directement par le Parlement européen, sur la base du résultat des prochaines élections européennes, en étant lui-même tête de liste – cela serait le meilleur moyen d’organiser son élection au suffrage universel, fut-il indirect, sur le modèle en vigueur dans les démocraties parlementaires nationales.

Compétences, gouvernement, démocratie : tels sont les trois principaux éléments d’une « feuille de route » européenne non pas seulement économique et sociale, mais aussi politique et institutionnelle – telles sont aussi les composantes des sursauts politiques à la fois audacieux et raisonnables dont l’UE a besoin.

www.notre-europe.eu

19 rue de Milan – F - 75009 Paris

info@notre-europe.eu