Souvenirs d’un photographe

Le photographe Régis Bossu a couvert les événements allemands pour l’agence Sygma pendant plusieurs décennies. Ses photos de Berlin en octobre et novembre 1989 sont devenues des "classiques", avec notamment la célèbre image du "baiser de la mort", ce baiser sur la bouche plein d’arrière-pensées entre Mikhaïl Gorbatchev et Erich Honecker en octobre 1989, à l’occasion du 40e annniversaire de la RDA, précédée par une photo encore plus célèbre de Régis Bossu, celle du baiser entre Leonid Brejnev et Erich Honecker, en octobre 1979 à Berlin-Est.

Le 9 novembre, j’avais choisi de couvrir la visite officielle du chancelier Kohl en Pologne. Le soir, dans l’hôtel à Varsovie, la rumeur arrive entre les tables. Mon ami Luc Rosenzweig, correspondant du Monde à Bonn, répond banalement à ma question : "Et que signifie cette nouvelle, alors ?" "Ben, il n’y a plus de mur !" en écartant les mains avec son sourire habituel. Il avait très bien compris ! À partir de cette minute, je suis totalement désemparé. Que faire et comment faire pour aller là-bas ? Bien sûr que le chancelier va se rendre à Berlin, mais je ne peux pas compter sur une possible place dans son avion. Je choisis donc de prendre un ticket pour Francfort, toute autre possibilité est exclue, sauf la route. 

Le lendemain, c’est la galère. Je suis dans un avion qui ne décolle pas. Enfin à midi, j’arrive à Francfort et m’inscris sur les longues listes d’attentes pour Berlin. Tous les shuttle de la Pan-Am sont pleins. Seulement vers 18h, j’ai enfin ma place, arrive à Berlin, loue la dernière voiture disponible, et fonce à la Porte de Brandebourg. Première photo faite à partir d’une estrade comble. Le mur tabou envahi par une foule en liesse, un drapeau tricolore agité sur fond de l’illustre porte de l’Allemagne divisée. Sur mon film, j’ai mon premier symbole. 

Ensuite, je me fais héler sur le mur au milieu de tous ces gens de l’Ouest occupant en vainqueurs cette large construction. Derrière, se trouvent les gardes-frontière alignés et calmes, défendant l’envahissement de leur sol encore sous contrôle. À ce moment, je regrette profondément de ne pas avoir avec moi un petit trépied. Même un peu floue, cette photo très graphique m’est très importante dans le contexte d’une tension désordonnée, dont l’issue pouvait devenir tragique. Aujourd’hui, on sait que c’est resté une grande fête euphorique sans usage d’armes.

Bien sûr, chaque individu jubile à sa façon. Le Sekt, la bière, l’individu inconscient jetant sa bouteille vide vers les gardes, les feux d’artifice explosant comme des canons et pouvant être mal interprétés, mais aussi, les mains tendues vers les frères d’en face. La plupart sont joyeux, certains ont la mine grave, inquiète. Mis à part des petits échanges de sympathie, je n’ai pas le temps d’approfondir les sentiments autour de moi. Je ne collecte pas de texte mais des images.

D’une cabine téléphonique soudainement libre, je passe un coup de fil rapide à ma femme enceinte à la maison. Elle est collée devant la télé et m’informe en résumant ce qu’elle voit. "On ouvre la Bernauerstrasse". Je connais bien l’endroit. En 1972, c’est le lieu où j’ai vu le mur pour la première fois de ma vie et il y a une tour d’observation en bois pour les visiteurs. Mais arrivé sur place, le spectacle se restreint aux travaux de grues sur ce mur double, ouvrant une brèche destinée à servir le lendemain matin. Effectivement, revenu sur les lieux au lever du jour, une vague humaine en entonnoir venant de l’Est, se presse en silence et bon ordre pour franchir l’obstacle brisé ayant servi de triste décor à leur vie quotidienne. La moitié de ceux qui passent ont grandi avec. Cette photo m’est aussi importante, ainsi que celle prise le jour suivant au même lieu, mais du côté Est. Une plus petite queue de visiteurs, avec landau et enfants, sert de coulisse au passage d’un garde botté, semblant fuir vers sa nouvelle destinée, la tête tournée vers ce désolant spectacle de son mur poreux par lequel ses brebis s’échappent, signifiant la disparition de son gagne pain. Il a perdu. Ou bien il jubile intérieurement, mais n’a pas encore la faculté de l’exprimer librement. Je ne peux dire, mais cette image offre à la réflexion.

De nombreux magazines ont fait leur couverture avec une autre scène faite sur la Postdamer Platz, montrant le mur dominé par des gens assis à califourchon, sauf pour un seul debout, faisant le signe de la victoire avec ses doigts en V vers le ciel. Un titre était : "L’onde de choc qui secoue l’Europe". 

Deux baisers historiques : Honecker/Brejnev puis Honecker/Gorbatchev

La cérémonie du 40ème anniversaire de la RDA un mois avant la chute du 9 novembre devait être pour moi le remake du 30ème. Photos de politique, parade, armements. The show must go on. Le 4 octobre une manif de familles de l’Est est repoussée manu militari devant l’Ambassade US dans laquelle ils veulent fuir.

Pendant les réceptions officielles à l’Est, la foule manifeste sur l’Alexanderplatz, la police charge, les coups de bâtons pleuvent, les arrestations sont nombreuses. Nous les photographes, sommes poursuivis de façon ciblée. Un de mes flashs sera cassé dans les bousculades mais j’évite l’arrestation de peu en courant vite tout en hurlant en français. L’Est bouillonne et l’Ouest regarde sans en croire ses yeux. Que peut-il se passer ? La tension continue sa montée et l’on attend Gorbi arrivant avec toutes ses cartes dans sa poche qu’il sort une à une sur la table de ses visiteurs. Et il a encore quelques as inconnus…

Je me concentre sur le moment de son arrivée à l’aéroport avec une seule idée en tête : le baiser de Gorbi à Erich Honecker. Il a lieu et je l’ai dans la boîte, ainsi que de nombreux collègues, mais il est de loin, moins "chaud" que celui devenu célèbre de Leonid Brejnev à Erich Honecker, donné 10 années auparavant en octobre 1979. Gorbi prend des bains de foule, va vers les journalistes, et lance sa phrase célèbre "Wer zu spät kommt, den bestraft das Leben » (celui qui arrive trop tard est puni par l’histoire)...

En 1979, j’avais eu de la chance ce soir du 5 octobre, dans la résidence des invités d’honneur de la RDA. C’était alors Brejnev avec Honecker. Il y avait des discours, des échanges de médailles et des baisers « à la Russe » pour se congratuler. Malgré ma mauvaise place derrière les têtes de mes nombreux collègues, j’avais pris un zoom me permettant de cibler la scène sur les visages. La semaine suivante, le magazine de référence pour les bonnes photos choc de l’actualité mondiale, Paris-Match, publiait le baiser en double page. C’était la première fois que deux leaders politique du bloc de l’Est étaient si intimement et clairement exposés au reste du monde de façon grotesque.

Ailleurs, la grosse photo dans Paris-Match tomba dans les mains de l’artiste russe Dimitri Wrubel, qui la conserva précieusement avec l’idée fixe de la peindre un jour en très gros sur un mur. Dix années plus tard, sa chance arrivait avec la chute du mur et la création de la East Side Gallery sur un pan de mur demeuré debout (dans le quartier de Friedrichshain, près de la Ostbahnhof). Son œuvre avec le slogan connu, prenait le relais de ma photo avec ses détails encore plus évidents d’un amour forcé.

Au hasard de mes reportages sur la rapide métamorphose de la nouvelle capitale, je découvris la peinture, vérifiai que c’était bien ma photo qui avait servi de modèle, et en fus quelque peu satisfait. Pendant vingt ans, je pouvais constater que le succès de la fresque ne faisait que grandir en célébrité, mais très peu de gens en connaissaient l’original provenant d’une photo de presse. Ce n’est qu’au moment de la rénovation en juin 2009 que les organisateurs arrangèrent une rencontre entre le peintre et le photographe. Pour moi, une sorte de « outing », 30 années après la capture du fameux baiser. Aujourd’hui, parmi la centaine d’œuvres d’artistes témoignant l’existence du mur de Berlin, et sous la couche de peinture d’un artiste russe chanceux, j’ai mon histoire du mur.