A la revendication séparatiste des Tamouls du nord et de l’est de l’île (environ 18% de la population - les musulmans de langue tamoule, environ 7% de la population, n’ayant jamais adhéré aux mouvements séparatistes), s’ajoute l’agitation chronique des milieux cingalais « ultra-nationalistes », orchestrée par deux organisations : le Janata Vimukthi Peramuna (Front de Libération du Peuple), d’obédience marxiste, mais devenu largement xénophobe, à l’origine de deux vagues révolutionnaires durement réprimées par le pouvoir en 1971 et en 1987-89 ; et le Jathika Hela Urumaya (Héritage de la Nation Cingalaise), animé par des moines bouddhistes fondamentalistes.
Les nombreuses atteintes aux droits de l’homme, touchant notamment des journalistes, depuis le début de l’année 2009, qui s’ajoutent à la pratique banalisée de la torture policière et aux activités incontrôlées de milices mafieuses issues de groupes militants (ralliés ou non au gouvernement) sont autant de signes de l’état critique de la démocratie sri-lankaise. Dans un contexte d’extrême polarisation, les acteurs du conflit, tant dans le pays lui-même qu’en diaspora, développent des discours ultra-nationalistes utopiques.
Les dirigeants des LTTE ont fait du sacrifice individuel pour la cause collective incarnée par le chef tout-puissant, Prabhakaran, le ressort de leur action, de la femme kamikaze l’héroïne parfaite, et leurs partisans continuent de réclamer l’indépendance de l’ « Eelam tamoul ». En face, les nationalistes cingalais, et notamment le JVP, appellent de leurs voeux le rétablissement d’une hégémonie cingalaise sur l’île présentée comme la terre sacrée du bouddhisme. Une victoire militaire qui ne s’accompagnerait pas de réponse politique aux revendications des minorités rendrait probable la reprise ultérieure du conflit, ou renforcerait la dérive autoritaire du régime, donnant à l’armée, forte de 200.000 hommes qu’il sera difficile de démobiliser, une place prépondérante dans l’Etat, comme au Pakistan.
Aux racines de la violence
Ce conflit complexe s’est nourri de l’affirmation identitaire des groupes linguistiques et religieux à partir de la fin du 19ème siècle, mais il n’a pris toute son ampleur que depuis le milieu du 20ème siècle. Jusqu’à la fin de la période coloniale britannique (1796-1948), les deux communautés linguistiques principales– les Cingalais et les locuteurs de langue tamoule, qui représentent respectivement 75 % et 25 % de la population, ont coexisté de façon pacifique.
Après une indépendance acquise sans heurts s’est développé un mouvement identitaire cingalais qui estimait que la majorité de la population avait été victime de la préférence accordée aux Tamouls pendant la domination étrangère. À partir de 1956, le cingalais devient la seule langue officielle à la place de l’anglais. Par ailleurs, le bouddhisme theravada, religion dominante chez les Cingalais, bénéficie d’une reconnaissance de plus en plus marquée. L’identité cingalaise-bouddhiste s’affirme au détriment des minorités de langue tamoule, qui comprennent des hindouistes de tradition shivaïte (environ 15%), des chrétiens surtout catholiques (3%), et des musulmans sunnites (7%).
Parmi les Tamouls, ceux qui sont issus de la région de Jaffna, à l’extrême nord de l’île, ont un esprit d’entreprise développé. Cette minorité précocement scolarisée en anglais, en partie christianisée, a trouvé des emplois dans l’administration coloniale et s’est expatriée dès la fin 19ème siècle en Malaisie et à Singapour. Elle a beaucoup pâti du changement de langue officielle. En revanche, les musulmans tamouls, souvent commerçants, n’en ont pas souffert et sont restés à l’écart de tout mouvement de contestation. Quant aux Tamouls installés depuis le 19ème siècle comme coolies sur les plantations de thé du centre de l’île, ils se sont vus longtemps refuser l’accès à la citoyenneté, mais n’avaient pas les moyens de se lancer dans une action revendicative. Ce sont donc les seuls Tamouls de Jaffna qui ont donné une forme politique au sentiment de discrimination dont ils s’estimaient victimes, en réclamant un statut d’autonomie, puis d’indépendance pour les provinces nord et est de l’île, qualifiées de « Tamil Eelam ».
Nationalisme "hors-sol"
Dans les années 1970, le mouvement, qui s’exprimait de façon pacifique par la voix des députés tamouls, sans obtenir de résultats, a été dépassé par des organisations militantes créés par des jeunes auxquels l’accès à l’université avait été refusé par le jeu d’un système de quotas. Ceux qui le pouvaient sont partis dans les pays de langue anglaise, tandis que ceux qui n’en avaient pas les moyens se sont lancés dans l’action clandestine et ont constitué une dizaine de groupes. Les Tigres de Libération de l’Eelam tamoul (LTTE) sont devenus les plus puissants, éliminant ou absorbant leurs concurrents. En 1983, a eu lieu à Colombo, en représailles d’un attentat des séparatistes contre l’armée, un véritable pogrom contre les Tamouls. Cette violence perpétrée par des proches du gouvernement a provoqué une vague d’émigration massive soit vers le nord du pays, soit vers l’Occident où les immigrés ont obtenu le statut de réfugiés politiques. Les Tamouls sri-lankais ont acquis à cette occasion une visibilité internationale. Ce sont les émigrés qui vont devenir les partisans les plus ardents du séparatisme tamoul, en vertu d’un phénomène classique de « nationalisme à distance ».
À partir de 1987, l’Inde, qui soutenait en sous-main les organisations militantes, intervient pour que le Gouvernement sri-lankais accorde aux provinces à majorité tamoule du Nord et de l’Est un statut particulier. Mais les indépendantistes reprennent les armes contre l’Inde accusée de faire le jeu des Cingalais car elle a admis le principe de l’intégrité territoriale du pays. Les Indiens se retirent, laissant le champ libre aux Tigres, qui prennent le contrôle du nord et de l’est de l’île jusqu’en 1994-1995, tandis que le gouvernement de Colombo, aux prises avec la rébellion cingalaise du Janata Vimukthi Peramuna, se livre à une répression impitoyable. Les Tigres montrent leur puissance mais s’aliènent le soutien de l’Inde en assassinant en 1991 Rajiv Gandhi qui était à l’origine de l’intervention indienne, puis le président cingalais Premadasa en 1993.
A l’issue de cette ère de terreur, une tentative de négociation entre la nouvelle présidente Chandrika Kumaratunga, et les maîtres de Jaffna, avorte. Le Gouvernement opte pour une solution militaire. L’armée est envoyée en 1995 pour reprendre Jaffna et dégager la route A7 qui relie le nord au centre de l’île. Ayant conservé la maîtrise de cet axe, les Tigres se replient à l’intérieur et font du bourg de Kilinochchi leur « capitale » : 200 000 personnes environ quittent Jaffna pour suivre les LTTE, de gré ou de force. Des dizaines de milliers de jeunes sont enrôlés, les parents devant fournir à la cause au moins un de leurs enfants. Entre Kilinochchi et le port de Mullaittivu, les Tigres constituent une puissante base militaire équipée de moyens de télécommunications modernes, d’une flottille de vedettes rapides et même de pistes d’aviation d’où décollent des avions de tourisme équipés de bombes. Ils financent leur effort militaire en recueillant des sommes considérables auprès de la diaspora dont le nombre s’accroît de ceux qui fuient le conflit, et en se lançant dans le trafic international d’armes à l’aide d’une flotte de cargos interlopes sillonnant l’Océan Indien. Ils multiplient les attentats-suicides dans le sud, qui ciblent personnalités politiques, militaires, moines bouddhistes, acteurs de la société civile tamouls qui critiquent la stratégie des Tigres, mais qui visent aussi à frapper de terreur la population : la présidente y échappe de peu en 1999, le quartier d’affaires de Colombo est frappé en 1996, et l’aéroport de Colombo est pris pour cible en 2001, ce qui contribue au déclin d’une économie fondée sur le tourisme.
Victoire militaire et impasse politique
Mais après septembre 2001, la communauté internationale surveille les circuits de financement des organisations suspectées de terrorisme. Les Tigres, sous la pression, concluent une trêve début 2002, après des négociations menées sous l’égide de la Norvège. Les négociations politiques qui devaient accompagner la trêve s’enlisent vite, le gouvernement faisant des propositions peu crédibles et les Tigres refusant toute supervision internationale. L’équilibre des forces se modifie en 2004, avec la défection du chef des LTTE de l’est de l’île, Karuna. Puis le tsunami frappe les zones contrôlées par les Tigres et détruit une partie de leurs infrastructures militaires. L’aide humanitaire qui parvient aux victimes devient un enjeu, le Gouvernement et les Tigres s’efforçant d’en prendre le contrôle.
Le conflit reprend à l’initiative des LTTE avec l’assassinat de Lakshman Kadirgamar, le ministre des affaires étrangères d’origine tamoule. Le nouveau président Rajapakse, élu en 2005, peut compter sur la collaboration de Karuna dont les troupes sont devenues les auxiliaires de l’armée régulière. La marine sri-lankaise parvient à couler la flotte marchande des LTTE dans les eaux internationales en 2007, et à résister aux attaques des vedettes rapides de ses ennemis. Les troupes gouvernementales reprennent le contrôle des côtes et de la route A9 à la fin de l’année 2008, les Tigres évacuent leur « capitale » Kilinochchi, perdent leurs positions fortifiées entre janvier et mars 2009 et sont assiégés le long de la côte nord-est avec les civils qui les ont suivis, sans autre espoir d’échapper à la nasse qu’en faisant appel à une intervention humanitaire internationale que l’image d’organisation terroriste des LTTE rend peu crédible.
La stratégie obtuse des Tigres et de leur chef Prabhakaran a conduit la communauté tamoule dans l’impasse, la privant de l’appui de l’Inde, puis de l’ensemble de la communauté internationale : ses derniers partisans sont les membres de la diaspora qui cultivent depuis longtemps une forme de « nationalisme hors-sol », qui peut probablement survivre à une défaite militaire privant les séparatistes de tout territoire. Si le gouvernement de Colombo se laisse entraîner dans une forme analogue d’autisme politique, il est à craindre qu’il perde rapidement l’avantage que lui aura procuré sa victoire militaire et donne à une nouvelle génération tamoule des arguments pour se remobiliser.