En votant à 50,34% contre « l’immigration de masse », les électeurs suisses ont créé un précédent malheureux qui pourrait avoir de fâcheuses répercussions pour l’ensemble de l’Europe. Certes la Suisse n’est pas membre de l’Union européenne, ni même de l’Espace économique européen qui est une sorte de succédané de l’UE. Par une votation du même genre que celle du dimanche 9 décembre, les Suisses ont décidé depuis 1992 de rester à l’écart. Mais la Confédération helvétique est liée à Bruxelles par une série de conventions appelées « les Bilatérales » qui les lient étroitement à l’ensemble communautaire. Avec des droits et des devoirs.
Parmi ces devoirs figure une sorte de donnant-donnant qui font des « Bilatérales » un tout dans lequel ni la Suisse ni ses partenaires européens ne peuvent se servir « à la carte ». Autrement dit, la Suisse qui fait partie de l’espace Schengen ne peut renoncer à la libre circulation des personnes en (ré)imposant des quotas pour les ressortissants communautaires sans mettre en danger l’ensemble de ses accords avec l’UE. C’est ce qu’on appelle "la clause guillotine".
Les électeurs qui se sont prononcés pour la proposition présentée par le parti populiste UDC (Union du centre) de Christoph Blocher en avaient-ils conscience ? Rien n’est moins sûr. En tous cas, le vote de dimanche est la résultante d’un tissu de contradictions. Une majorité trouve qu’il y a trop d’étrangers alors que ceux-ci contribuent largement à la prospérité générale. Les cantons où la majorité en faveur de la proposition UDC est la plus forte sont les cantons ruraux, de Suisse alémanique plus que de Suisse romande, où la proportion d’étrangers est la plus faible. De plus l’hostilité est dirigée non contre les demandeurs d’asile de pays lointains – ce qui ne serait pas une excuse mais un début d’explication. Non, elle vise les voisins les plus proches, les travailleurs frontaliers, Français, Allemands, etc., auxquels il est difficile de reprocher de voler le travail des autochtones dans un pays qui connait le quasi plein emploi ou de venir profiter de l’Etat-providence.
Pour la première fois depuis sa création dans les années 1950, la construction européenne est confrontée à un pays, certes non membre à part entière, qui assume le risque d’être mis à l’écart de l’ensemble. Elle n’a pas l’expérience d’un tel processus et aucun Etat ne s’y était risqué jusqu’alors, malgré les velléités répétées du Royaume-Uni de remettre en cause sa participation. C’est en cela que le précédent suisse est dangereux. Il peut donner des idées à des pays membres auxquels ne plait pas telle ou telle disposition communautaire. Il peut aussi pousser les institutions européennes à faire des concessions aux mécontents dans le but d’éviter une débandade généralisée.
L’Europe à la carte ou à plusieurs vitesses existe déjà depuis longtemps. Toutefois une chose est de choisir l’opting out quand une nouvelle politique intégrée est décidée par la majorité, une autre est de se retirer de domaines communautarisés depuis longtemps, comme semble vouloir le faire le premier ministre britannique David Cameron. L’accepter serait le début de la fin.