La vingtième « édition » de ce rituel a respecté toutes les formes, les 3 et 4 juin 2009. Vingt ans plus tard, on en est toujours à s’interroger sur ce qui devrait être, pour commencer, la donnée de base donnant une idée des proportions de l’événement. Combien « l’armée du peuple », qui bénéficiait encore d’un préjugé favorable auprès de la plus grande partie de la population, appelée en renfort par un parti communiste apeuré, abandonné par sa police, a-t-elle fait de morts au nom du « peuple », en une nuit et une journée de violences commises dans une disproportion de moyens qu’on a peine, encore, à se représenter : des centaines de blindés et des milliers de soldats armés comme pour le combat, envoyés mater un simple soulèvement aussi véhément que non-violent, limité, sans prétention subversive articulée, et dont même une partie des animateurs entretenaient de larges illusions sur la capacité du régime à entendre leurs appels à se réformer.
C’en est au point qu’on est en droit de se demander si cet anniversaire aussi chaudement célébré d’une part que froidement "non célébré" de l’autre, n’a pas aquis, pour le régime lui-même, une sorte de valeur elle aussi rituelle, récurrente dans l’histoire de la Chine bimillénaire : le massacre fondateur. Si la répression de 1989 a fermé pour longtemps la porte d’un début de libéralisation intervenu à partir de 1987 – cette année là et la suivante virent une éclosion de pensées non orthodoxes qu’on n’avait pas vu s’exprimer autant au grand jour depuis la fondation de la Chine populaire – elle a aussi inauguré un nouveau mode de rapports entre l’autorité et « le peuple », qui n’est autre que le post-maoïsme, triomphant aujourd’hui.
Pacte post-communiste
Le post-maoïsme repose sur un corps de doctrine idéologique virtuellement inexistant en complet contraste avec le maoïsme, pléthorique en la matière. Il s’agit tout benoîtement de réaliser, dit le régime, « une société harmonieuse ». Il est arc-bouté, en revanche, sur une philosophie du pouvoir sans réplique : obéissez braves gens, nous veillons. Pensez-en même ce que vous voulez, nous n’en avons cure. Dans la sphère privatisée de l’ancienne économie d’Etat, prospérez sans trop vous soucier de l’honorabilité des transactions. Nous les garantissons, moyennant quelques dessous de table. Pour ceux qui se trouvent à la marge, trimez pour un salaire dérisoire qui reste supérieur à ce que l’ancien Etat-providence pourrait vous garantir. Pour ce qui est du dogme, nous nous en chargeons. Nous seuls.
Dans son immense majorité, la population chinoise a marché depuis 20 ans dans ce pacte post-communiste. Le résultat est devant nous : une Chine plus confiante qu’elle ne l’a jamais été depuis sa réunification par la force des armes rouges en 1949, et une réussite économique éclatante, encore que non dénuée de nombreuses et criantes inégalités et faiblesses dangereuses.
Le monolithisme du discours public en découle. Il ne devrait en réalité tromper que ceux qui, en affaires avec Pékin, ont intérêt à y porter crédit (milieux économiques soutenus par les politiques). Ce phénomène existe depuis plusieurs siècles. Le pouvoir chinois peut faire donner les chœurs d’une génération entière de sujets nés après Tiananmen, et l’on aura peine en effet à trouver parmi eux quiconque éprouverait quelque nostalgie pour la Chine de ses parents. La tentation nostalgique de l’égalitarisme maoïste n’existe que chez les anciens plus démunis, ou dans quelques têtes brûlées plus jeunes qui idéalisent l’âge des révoltes incarnées par le « grand timonier » par provocation mal informée.
La façade et les coulisses
Mais les filets d’informations qui s’échappent régulièrement de l’intérieur du pays sur l’état réel de son mental politique en disent assez pour démentir l’unanimisme de façade. La stabilité des universités est une fable à laquelle ont cru, à leurs dépens, nombre de mandarins du passé. Le corps étudiant est en réalité composé pour partie d’un explosif hautement instable qui a la propriété de s’inviter dans le débat public au moment où on l’attend le moins. Les interventions de plus en plus nombreuses, quoique réprimées, d’anciens acteurs de Tianamen – du côté étudiants mais aussi, et c’est nouveau, du côté de « l’ordre » socialiste au nom de la dignité du régime – sont un autre signe de ce que tout ne tourne pas aussi rond dans les rouages que voudrait faire accroire le Politburo néocapitaliste. La tolérance agacée mais réelle que Pékin se doit de montrer vis-à-vis des dizaines de milliers de manifestants de Hong Kong qui, chaque année, expriment une exigence de transparence sur le passé, fait partie de ces fausses notes révélatrices.
Cette année, la réapparition posthume inattendue d’un des plus hauts acteurs de la tragédie, Zhao Ziyang, qui faisait fonction alors de « numéro un » du régime – position qu’il n’eut jamais que l’illusion de détenir pleinement – apporte un élément supplémentaire de taille à l’appui d’un diagnostic plus lucide de ce qui compose l’apparent absolutisme chinois. L’ex-secrétaire général du parti communiste, limogé au moment de la crise par un Deng Xiaoping déjà physiquement affaibli, ulcéré de le voir prendre fait et cause pour les revendications politiques timides des manifestants, donne un coup de boutoir d’outre-tombe à la thèse alors invoquée d’un vaste complot anti-communiste mondial dont la Chine aurait été la première victime (les régimes prosoviétiques et soviétique ont rapidement suivi le mouvement, pour la plupart par réalisme).
Avenir incertain
Mais surtout, que Zhao, mis aux arrêts, ait pu impunément dicter en privé sa version de l’histoire, peu flatteuse pour Deng, alors que la police politique en avait fait la personne la plus surveillée de Chine, montre que, dès cette époque, le vers des incertitudes était dans le fruit. L’écoulement à l’étranger – à Hong Kong, qui plus est, place hautement « suspecte » aux yeux des idéologues pékinois – des épisodes retranscrits de la réflexion verbale de Zhao sur la crise et ses enseignements, confirme une certaine complicité entre proches de l’ancien « chef » et de réseaux souterrains de la sécurité. Jusqu’à la soudaine « révélation » qui frappe l’ancien dirigeant : le pays ne pourra échapper à un système de représentativité élective réelle.
Rien ne permet d’affirmer que le régime chinois en soit parvenu, pour autant, à une maturation interne de nature à espérer qu’une prochaine crise, favorisée par des troubles sociaux résultant du paysage économique mondial, soit réglée – ou non – avec des outils autres que la répression brutale des voix discordantes. Mais tout indique que les effets des cautères appliqués au massacre fondateur de juin 1989 n’ont qu’un temps, et que des médecines plus modernes devront être rapidement explorées par Pékin au risque de troubles, cette fois d’une gravité bien plus importante, à travers le pays et au-delà.