’’Too big to save’’ ou les dilemmes de l’Europe

Pour ceux qui douteraient encore de la gravité de la crise en Europe, un ancien conseiller économique du FMI a récemment affirmé que « les pertes subies par les systèmes bancaires américains et européens sont à peu près les mêmes, mais en Europe la partie immergée de l’iceberg est plus grande ». La sortie de crise n’est donc pas pour tout de suite. Elle dépendra en grande partie de la pertinence et de l’efficacité des mesures adoptées par les gouvernements et les institutions publiques des deux côtés de l’Atlantique. Mais là réside une différence fondamentale : il y a certes une seule monnaie et une seule banque centrale sur chaque rive, mais celle-ci est adossée d’un côté à un Etat fédéral avec un budget fédéral, de l’autre à une collection d’Etats sans budget commun autre que celui décidé par ses membres.

D’où la différence de réaction entre les Etats-Unis et l’Europe. Les Etats-Unis ont réagi très vite à travers le plan Paulson, quoi que l’on en pense sur le fond. L’Europe, elle, n’a toujours pas trouvé sa réponse commune. L’activisme de Nicolas Sarkozy n’a cette fois-ci pas suffi à forcer une solution : il s’est heurté de front à la résistance allemande et s’est fait prendre de court par l’Irlande, ce qui lui a fermé toute possibilité de prendre le reste des Européens de vitesse en les mettant devant un projet bien avancé et déjà négocié avec les autorités bancaires.

L’Union retrouve donc sa nature intrinsèque et son difficile fonctionnement : celui d’une « fédération d’Etats-nations » selon la formule de Jacques Delors, une entité dans laquelle chaque Etat continue à utiliser sa souveraineté - ici budgétaire et fiscale - pour préserver ses intérêts, et n’est que rarement prêt à faire des sacrifices au nom d’un intérêt supérieur européen.

Le problème est que face à cette crise, des solutions nationales pourraient vite s’avérer insuffisantes : l’intégration des économies européenne a engendré un certain nombre de situations du type « too big to save ». En clair, une très grande banque dans un pays petit ou moyen pose problème pour opérer un sauvetage national crédible. Une quinzaine de banques en Europe ont ainsi des avoirs qui dépassent largement le PIB de leur pays : les avoirs de la banque islandaise Kaupthing représentent plus de 6 fois le PIB islandais, ceux de Landsbanki presque 4 fois. Fortis représente 250 % des PIB belges et luxembourgeois, Dexia 173 %. Les avoirs d’ING sont quant à eux égal à 3 fois le PIB des Pays-Bas. Autant dire que des solutions nationales paraissent difficiles dans ces cas-là.

Ces disproportions freinent les actions envisagées. La proposition de relever à 100 000 € la garantie des dépôts bancaires pour donner un signal de confiance a ainsi été retoquée par les petits pays et ramenée à 50 000 €. Mais surtout, elles minent la solidarité. Si l’Allemagne a rejeté vivement la constitution d’un fonds fédéral de sauvetage, c’est que la première économie d’Europe ne veut pas risquer de devoir payer pour les autres, surtout en période électorale. « Les Allemands ne veulent pas payer à un pot commun dont nous n’avons pas le contrôle et où ne savons pas où peut aller l’argent allemand » a expliqué le ministre des finances Peter Steinbrück (SPD).

Le mini-sommet de quatre « grands » pays européens du week-end dernier n’a pu qu’entériner cet état de fait. Au delà de la communication obligée sur l’amorce de la constitution d’un front commun, le sommet à surtout permis de fixer une doctrine de « respect des intérêts réciproques », bien loin d’une action européenne transcendant les Etats. La chancelière allemande a tenu à enfoncer le clou à l’issue de cette réunion en déclarant que si elle n’avait rien contre une coordination des réponses, l’important était pour elle que « chaque pays prenne ses responsabilités au niveau national ». Coordination n’est pas mutualisation, le message est clair.

Le réunion du G7 à Washington ne devrait pas changer fondamentalement les choses. Le secrétaire d’Etat américain a déjà appelé à un « renforcement des efforts collectifs » et la présidence française à « un plan européen de financement ». Mais on voit mal comment cette ambition pourrait aller au delà d’une simple coordination des opérations nationales.

Chaque gouvernement continue donc à défendre son propre système bancaire… d’autant plus que les places boursières de Francfort et de Londres ont probablement en tête que le malheur des uns (Wall Street) peut faire le bonheur des autres dans le système très hiérarchisé des places financières, qui restent malgré tout des sources importantes de richesse et de puissance. Les gouvernements n’ont pas tout à fait oublié la bataille qui s’est déroulée l’année dernière entre Londres, Francfort et Paris pour la domination de la finance européenne. Le fait que l’architecture du système bancaire en Europe soit tel que des garanties locales n’aient pas vraiment de sens ne sera peut-être pas un argument suffisant pour obliger les Etats à élaborer un véritable système de contrôle et de gestion de crise pour la zone euro.