Transition démocratique ou coup d’arrêt ’’thermidorien’’

Le nouveau président de l’Ukraine, Viktor Ianoukovitch, devait prendre ses fonctions le 25 février mais le calendrier pourrait être bousculé jusqu’à ce que la Cour constitutionnelle ait statué sur la requête de sa concurrente, Ioulia Timochenko, égérie de la révolution orange de 2004, qui considère que le deuxième tour de l’élection présidentielle, le 7 février, est entaché de fraudes. Ce n’est pas l’avis des observateurs internationaux qui considèrent le scrutin comme « loyal et transparent ». Les dirigeants européens et Barack Obama ont déjà félicité Viktor Ianoukovitch. Chef du Parti des régions, Viktor Ianoukovitch est partisan de resserrer les liens de l’Ukraine avec la Russie. Toutefois la majorité des observateurs pensent qu’il ne remettra en cause ni l’indépendance du pays ni les relations avec l’Europe occidentale. « La révolution orange a réussi comme révolution nationale, note le politologue bulgare Ivan Krastev, et cette élection présidentielle en est la meilleure preuve », même si les acteurs principaux de ce mouvement populaire ont été éliminés, le président Viktor Iouchtchenko dès le premier tour, Ioulia Timochenko au second.

Après la fièvre révolutionnaire, est-ce Thermidor en Ukraine, comme dans d’autres républiques de l’ex-Union soviétique ? A l’automne dernier, un colloque organisé au CERI par Jean-François Bayart, s’est intéressé à cette question. Il s’agissait d’interroger le concept de « transition », ou transitologie, qui privilégie un passage graduel et progressif du totalitarisme communiste à la démocratie libérale. Une vision téléologique qui assigne à l’histoire une fin, comme l’a mis en valeur la version vulgarisée de la thèse de Fukuyama au début des années 1990.

Après l’exaltation révolutionnaire qui au temps de la Révolution français a culminé dans la Terreur ou s’est manifestée par l’anarchie eltsinienne en Russie et les révolutions de couleur dans quelques républiques ex-soviétiques comme la Géorgie et l’Ukraine, Thermidor marque un coup d’arrêt. L’historien Pierre Serna, spécialiste de la Révolution française, distingue trois caractéristiques de ce « moment thermidorien » qui va de juillet 1794 à octobre 1795, de l’exécution de Robespierre à la rédaction d’une Constitution. Ces trois éléments constitutifs de Thermidor sont les suivants :

Premièrement, la capacité des élites à mener des opérations de virevoltes idéologiques. En effet, si la passion révolutionnaire a disparu ou est réprimée, le langage et l’imaginaire de la Révolution perdurent et sont même utilisés par les hommes au pouvoir pour légitimer leur action.

Deuxièmement, l’exclusion du peuple de la sphère politique et le repli sur la vie privée, favorisant une dépolitisation. La Constitution thermidorienne réinstalle le principe de la représentation politique mais une représentation non-démocratique.

Troisièmement, la conquête de l’appareil d’Etat par les gestionnaires aux dépens des idéologues. L’objectif n’est pas de mettre en cause les intérêts acquis pendant le processus révolutionnaire mais au contraire de les conserver au profit des mêmes groupes, éventuellement épurés de leurs éléments les plus radicaux ou les plus gênants. Le pouvoir reste entre les mains de gens qui se connaissent, qui ont fait la révolution ensemble (en ce sens ce n’est pas une contre-révolution).

S’il n’est pas question de plaquer purement et simplement le paradigme thermidorien sur la réalité postsoviétique ou postcommuniste, force est de constater que certaines des trois caractéristiques propres au Thermidor français – parfois les trois — se retrouvent dans plusieurs situations actuelles. Il ne s’agit pas d’en faire l’explication unique et de remplacer la croyance en une transition douce du totalitarisme vers la démocratie par un autre concept passe-partout. La comparaison entre des pays très différents ne doit conduire à gommer les particularités mais à faire ressortir au contraire les singularités de processus historiques qui ne sauraient se réduire à une causalité univoque.