Turquie : le débat qui gêne

La question de l’adhésion de la Turquie à l’Union européenne est une de celles qui suscitent en France les passions les plus vives. Nicolas Sarkozy a tenté d’en faire un des thèmes majeurs de la campagne de l’UMP. Pourtant le débat n’a pas vraiment eu lieu. Il embarrasse en effet les deux camps. L’UMP est gênée par les négociations en cours entre l’UE et la Turquie, avec l’approbation de la France. Quant à la gauche, elle ne veut pas se couper d’une opinion publique qu’elle sait opposée à la candidature turque.

En apparence, les points de vue des uns et des autres sont tranchés. La droite et le centre sont franchement hostiles à l’adhésion de la Turquie, tandis que la gauche y est majoritairement favorable lorsque les exigences de l’UE en matière de démocratie et de droits de l’homme seront respectées. Autrement dit, la droite et le centre refusent par principe l’entrée de la Turquie, au motif que celle-ci n’est pas en Europe, alors que les socialistes entendent juger sur pièces, au terme des négociations en cours. 

En réalité, si le débat ne s’est pas engagé nettement au cours de cette campagne, ce n’est pas seulement parce qu’il paraît prématuré à beaucoup, l’adhésion de la Turquie n’étant pas envisageable, en l’état actuel des pourparlers, avant une quinzaine d’années ; c’est aussi parce que la position des principaux partis français n’est pas aussi claire qu’elle en a l’air.

A l’UMP, la difficulté vient de ce que Jacques Chirac a accepté l’ouverture des négociations d’adhésion avec la Turquie, en 2005. et de ce que Nicolas Sarkozy, après son accession à la République, n’a pas voulu y mettre fin. Il est vrai que la France, depuis 2007, a multiplié les manœuvres dilatoires, mais elle n’a pas renié la parole donnée par Jacques Chirac. 

Aujourd’hui les négociations avancent, quoique lentement. Sur les trente-cinq chapitres de l’acquis communautaire en discussion à Bruxelles, dix ont été ouverts, et l’un d’eux a été clos (Sciences et Recherche). Deux ont même été examinés pendant la présidence française de l’UE : ils concernent la libre circulation des capitaux et la société de l’information. Certes la France refuse l’examen des chapitres qui ont un lien direct avec l’adhésion, tels que la politique monétaire, la politique régionale ou l’agriculture. Tous les chapitres en relation avec l’Union douanière sont également bloqués tant que la Turquie refuse l’accès des navires et des avions chypriotes à ses ports et aéroports.

Paris a obtenu que les « conférences d’adhésion » soient rebaptisées « conférences intergouvernementales » et que les négociations soient définies comme « un processus ouvert dont l’issue ne peut être garantie à l’avance ». Il n’empêche. La France, malgré son opposition de principe, n’a jamais demandé l’interruption des pourparlers. Mieux : Nicolas Sarkozy a fait supprimer de la Constitution française l’obligation d’un référendum sur l’adhésion de tout nouvel Etat membre. Désormais, si les trois cinquièmes des parlementaires français le demandent, le président de la République pourra renoncer à la procédure du référendum au profit de la ratification parlementaire. Cette modification constitutionnelle a été perçue comme une reculade par les adversaires de l’adhésion turque.

L’embarras de la gauche

L’embarras de la gauche est d’une autre nature. La candidature de la Turquie y fait l’objet d’un large soutien, même si une partie du PS est réticente. Mais les socialistes ne souhaitent pas trop en parler pendant la campagne pour ne pas heurter un électorat dont ils connaissent l’hostilité. Rien ne sert, pensent-ils, d’aller à contre-courant des Français sur une question qui n’est pas d’actualité.

Ce n’est qu’à la fin des négociations que chacun sera appelé à dire oui ou non à la Turquie. A cette date, les gouvernements des Vingt-Sept devront se prononcer à l’unanimité. Il leur faudra obtenir aussi l’avis conforme du Parlement européen (à la majorité de ses membres, et non pas seulement à la majorité des suffrages exprimés). En attendant, le PS appelle à la vigilance face à l’évolution de la situation en Turquie, en particulier sur la question des droits de l’homme, du statut de la femme, de la liberté religieuse ou de la reconnaissance du génocide arménien.

L’entrée de la Turquie dans l’UE est un des rares sujets européens qui suscitent en France un véritable clivage politique, mais c’est aussi l’un de ceux dont la discussion apparaît, à droite comme à gauche, la plus périlleuse.